Cookies disclaimer

Our site saves small pieces of text information (cookies) on your device in order to keep sessions open and for statistical purposes. These statistics aren't shared with any third-party company. You can disable the usage of cookies by changing the settings of your browser. By browsing our website without changing the browser settings you grant us permission to store that information on your device.

I agree

11 2006

La traduction est impossible, vive la traduction

Boris Buden

Traduit par Pierre Rusch

Il y a encore beaucoup à apprendre de la pratique linguistique de la traduction. Prenons l’exemple d’un livre de la philosophe américaine Nancy Fraser, intitulé: Justice Interruptus. Critical Reflections on the Post­socialist Condition1. La traduction allemande de cet ouvrage, écrit à la fin des années 1990, est parue sous le titre Die halbierte Gerechtigkeit. Schlüsselbegriffe des postindustriellen Sozialstaats2 [Les deux moitiés de la justice. Concepts-clés de l’État social postindustriel3]. Ce petit exemple suffit à mettre en évidence quelques-uns des traits centraux de la pratique traduisante, et notamment l’impossibilité de fait de la traduction, c’est-à-dire l’impossibilité pour la traduction de s’ajuster parfaitement au sens de l’original.

C’est là un lieu commun de la théorie de la traduction, aussi bien dans sa conception traditionnelle que pour une approche plus moderne. Ainsi, Wilhelm von Humboldt, le fondateur de la théorie traditionnelle, romantique, de la traduction, liait précisément la fonction sociale et politique de la traduction linguistique à son impossibilité fondamentale4. Si chaque mot d’une langue particulière exprime l’esprit unique de cette langue, il n’y a aucun espoir de trouver un mot adéquat dans une autre langue. Pour produire une bonne traduction malgré cette impossibilité, le traducteur doit posséder une vertu particulière, que Humboldt appelle die Treue (la fidélité, ou peut-être mieux: la loyauté). Il ne s’agit pas cependant d’une fidélité ou d’une loyauté envers quelque sens authentique du texte original, comme nous serions presque automatiquement portés à le croire, mais plutôt d’une fidélité ou d’une loyauté envers la langue maternelle du traducteur, ou plus exactement: envers sa nation.

Pour Humboldt, la tâche du traducteur n’est pas de prendre un texte écrit dans une langue étrangère pour le rendre compréhensible dans sa propre langue; elle n’est pas de véhiculer des significations par-delà les différences linguistiques, et de permettre ou de faciliter ainsi la communication entre les langues, les nations, les cultures; elle est plutôt d’édifier, d’améliorer la langue du traducteur.

Plus concrètement, un traducteur devra être fidèle à ce que Humboldt appelle das Fremde (ce qui est étrange ou étranger, qu’il distingue de die Fremdheit, le caractère étrange ou étranger). C’est quelque chose que le lecteur doit clairement sentir dans la traduction et qui, de plus, enrichit, rehausse, améliore la langue d’arrivée. L’ "étranger" est une qualité nouvelle que le traducteur ajoute à sa propre langue et qui en approfondit, en améliore ou en élargit l’esprit. La fidélité du traducteur vise en dernier recours la nation du traducteur. Dans la mesure où la langue a la faculté d’édifier (au sens de ce que Humboldt appelle la Bildung ­— signifiant la création, l’éducation, la culture) l’esprit de la nation, c’est-à-dire la nation elle-même, la tâche du traducteur est précisément de faire usage de cette faculté pour édifier, éduquer, créer ou cultiver sa langue nationale ou sa nation, ce qui veut simplement dire que la fidélité du traducteur est en dernier recours une vertu patriotique, un acte de loyauté envers sa nation.

Ce qui est en jeu ici, c’est la signification sociale, politique ou culturelle de la traduction linguistique — son lien intrinsèque avec une forme particulière de société ou de communauté (dans le cas de Humboldt, la nation) —, une signification dont aucune traduction ne peut dépouillée.

Nous la retrouvons aussi dans l’exemple dont nous sommes partis. On ne peut comprendre la traduction de ce titre si l’on ne prend pas en considération sa signification politique. Elle n’aurait même pas pu voir le jour, si elle n’avait été une question de politique.


Sexe, textes et traduction

Prenons d’abord le titre: Jutice interruptus. Ce titre présente clairement une connotation sexuelle, car il renvoie à la notion de "coitus interruptus" — à l’interruption du rapport sexuel, une méthode de contraception très répandue qu’on appelle aussi le retrait.

Cette allusion à la sexualité entraîne bien sûr beaucoup d’autres associations, mais il est clair au moins que celle-là a été voulue, que l’auteur ne l’a pas choisie par accident. De toute évidence, elle veut suggérer l’idée d’une justice inaboutie, qui ne tient pas ce qui a été promis, désiré, attendu, une justice qui n’a pas entièrement développé ses potentialités, etc.

Mais elle évoque aussi une justice marquée par la domination masculine. L’interruption (du rapport sexuel) n’est pas équitable: il y a une dispro­portion majeure entre les effets de cet acte pour l’un et l’autre sexes, et cette disproportion porte également la marque du pouvoir masculin. C’est la partie féminine qui pâtit le plus de l’interruption, c’est elle qui se trouve privée de satisfaction, à un double titre: elle est frustrée à la fois dans son plaisir, et dans sa capacité à concevoir, à donner naissance à une vie nouvelle.

Il y a aussi dans le livre un essai intitulé "Sex, Lies and the Public Sphere" ["Le sexe, les mensonges et la sphère publique"], où il est explicitement question du problème des femmes qui, en s’élevant contre le harcèlement sexuel, ont exposé leur vie privée aux attaques et aux calomnies — qui ont donc été littéralement interrompues dans leur usage de la sphère publique. "Interrompre", c’est aussi couper la parole à quelqu’un, l’empêcher de s’exprimer et le réduire au silence. Une personne interrompue ne peut pas continuer à parler, et dans ce cas précis il s’agit d’une femme. Une interruption implique une relation de pouvoir. Interrompre une femme, c’est lui imposer une domination ou un contrôle, la subjuguer. Si en outre le sexe et la sphère publique se trouvent réunis dans une seule et même phrase, alors nous sommes obligés d’y entendre l’écho d’une revendication centrale du mouvement d’émanci­pation des femmes: la volonté de rendre public ce qui était auparavant privé, c’est-à-dire de politiser la sphère dite privée.

Je veux parler de ce fait bien connu, que la différence entre le public et le privé est aussi marquée sexuellement, qu’elle s’enracine dans la séparation traditionnelle entre le foyer et le lieu de travail5. Max Weber voyait dans cette coupure l’une des principales caractéristiques du processus de rationalisation typique des sociétés occidentales modernes. Dans ce schéma, qui coïncide avec la division de l’espace social en deux sphères symboliques, une sphère privée et une sphère publique, la femme devait assumer la responsabilité de la sphère privée du ménage, de la vie familiale, du soin des enfants et de la sexualité comprise exclusivement comme une fonction de reproduction biologique. L’homme, son mari, endossait au contraire le rôle du chef de famille, subvenant à ses besoins et la représentant en public. Il assumait automatiquement la responsabilité familiale sur le plan politique, c’est-à-dire envers l’État. Comme dans le cas du coitus interruptus, il n’y a évidemment pas de symétrie entre ces deux sphères. La sphère publique est identifiée aux notions de liberté, de transparence, de rationalité, de démocratie, d’universalité, etc. Appartenir à la sphère privée signifie ne pas participer de ces valeurs, pire encore: être exclu du lieu du pouvoir, de l’autorité et des décisions politiques susceptibles de transformer la société et de changer les relations existantes.

Cela explique pourquoi le processus d’émancipation est essentiellement conçu comme un déplacement du privé vers le public, comme une réintégration de ce qui a été exclu du champ de la subjectivation et de la contestation politiques. Cela explique également pourquoi la revendication des femmes a pu être résumée dans l’exigence de politiser la vie privée.

Dans ce contexte, le titre Justice interruptus implique une rupture majeure, une interruption du processus d’émancipation, concrètement: la rupture du processus d’émancipation des femmes.

Or la traduction allemande Die halbierte Gerechtigkeit (une justice divisée, coupée en deux) ne présente pas la moindre connotation sexuelle, et escamote donc l’allusion à une interruption dans le processus d’émancipation des femmes. Au lieu de quoi on trouve une sorte de sous-titre, qui ne figure pas sur la couverture de l’original: Gender Studies. Ce sous-titre "allemand" remplace en fait le sous-titre original, relégué en page intérieure.

Le sous-titre original — Critical Reflections on the Postsocialist Condition — n’est pas seulement banni de la couverture allemande, il subit aussi une transformation remarquable au cours de sa traduction. Il devient en allemand Schlüsselbegriffe des postindustriellen Sozialstaats ("Concepts-clés de l’État social postindustriel"). Ce qui révèle un autre trait du phénomène de la traduction: l’impossibilité de retraduire une traduction vers l’original. Il est impossible de reconstruire l’original à partir d’une traduction.

Mais revenons au sous-titre, et demandons pourquoi "postsocialist condition" a été traduit par "État social postindustriel", ou mieux: "État-providence"?

La première raison saute aux yeux. En Allemagne, la notion de post-socialisme évoque automatiquement cette partie du pays qui, il y a 15 ans, s’appelait la République démocratique d’Allemagne, elle évoque surtout certains contenus particuliers, comme l’expérience du totalitarisme communiste — c’est-à-dire le système de parti unique, la violation des droits de l’homme, l’absence de médias indépendants, l’économie planifiée, l’impossibilité de circuler librement, bref, une expérience que la majorité des Allemands prétend n’avoir jamais faite, et qui n’existe plus aujourd’hui que sous la forme d’une mémoire culturelle spécifique, limitée à une partie de la nation.

Le problème est que Nancy Fraser ne vise pas ce postsocialisme là, mais plutôt une condition qu’on peut décrire comme caractéristique à la fois d’une époque historique et d’un état du monde. Les traits dominants de cette condition qu’elle désigne expressément comme "postsocialiste", sont les suivants:

  • L’absence de toute alternative progressiste crédible à l’ordre existant.

  • Un déplacement dans la grammaire des revendications politiques: les demandes socialistes typiques d’égalité sociale et de "justice (re)distribu­tive" sont remplacées par les revendications d’une "justice de reconnaissance" portant sur des différences nationales, ethniques, "raciales", des différences de genre ou de choix sexuels, etc. Nous pouvons dire que la condition postsocialiste est une sorte de traduction politique. A l’époque du socialisme, la politique s’énonçait dans la langue des luttes sociales, c’est-à-dire de la lutte pour la redistribution. Aujourd’hui, dans le monde postsocialiste, la plupart des revendications politiques passent par la langue de la culture, de la "lutte pour la reconnaissance" entre des "groupes" culturels ou des "communautés de valeur" soucieux de défendre leur "identité", de rejeter la "domination culturelle" et d’obtenir leur "reconnaissance". Les anciens intérêts de classe ont été traduits en une identité collective, perçue le plus souvent en termes culturels, et qui est devenue le principal médium de la mobilisation politique.

  • La troisième caractéristique du postsocialisme est ce que Nancy Fraser appelle "un libéralisme économique résurgent", autrement dit l’émergence d’un marché global et de nouvelles formes de souverai­neté transnationale impulsées par le développement économique.

C’est tout cela que traduit le terme d’ "État social postindustriel".

Il faut reconnaître qu’il s’agit d’une traduction très créative. Loin de moi, pourtant, de vouloir la critiquer. Je ne juge pas si elle est bonne ou mauvaise. Le traducteur a affronté un véritable problème et il lui a trouvé une solution, qui présente ses bons et ses mauvais côtés. Je pense que la direction logique de la traduction est généralement correcte — le traducteur a notamment su éviter de localiser, de territorialiser, de particulariser une condition essentiellement définie comme un phénomène global, ce qui aurait manifestement été la manière la plus grave de trahir le texte original.

Un autre problème est de savoir si l’expression "État social postindustriel" a le moindre sens. On peut en effet objecter que l’effondrement du modernisme industriel, l’émergence d’un marché global et d’un nouveau type de sujet économique et politique transnational (dont le pouvoir et l’influence dépassent largement — et souvent négligent complète­ment — le concept traditionnel de l’État-nation souverain), l’instauration d’un nouveau mode de production, dit post-fordiste, impliquent l’impos­sibilité intrinsèque de toute forme stable et fonctionnelle d’État-providence. On pourrait même dire qu’un État-providence postindustriel constitue une sorte de contradictio in adjecto, une institution politique qui n’existe plus aujourd’hui que sous sa forme régressive, c’est-à-dire dans l’état de dissolution finale — une institution qui ne peut manifestement être sauvée que par une politique protectionniste, qui en tant que telle s’articule inévitablement sur un racisme quelconque.


La traduction de non retour

Mais pourquoi ai-je choisi précisément cet exemple, la traduction du titre du livre de Nancy Fraser? La raison est simple: elle nous mène tout droit au cœur du problème de la traduction culturelle, de la culturisation des conflits et des luttes politiques actuelles, ce qui constitue justement le thème du livre de Nancy Fraser. L’autre raison est que le concept de traduction culturelle peut être compris dans ce contexte à la fois comme un symptôme et — nous l’espérons — comme un remède à sa culturisation.

Tout d’abord, le diagnostic établi par Fraser porte directement sur la culturi­sation des questions politiques, qu’elle préfère appeler des questions sociales. La revendication sociale — la lutte pour une justice distributive — a été transformée, nous pouvons aussi dire: traduite en une revendication culturelle de la lutte politique, une lutte pour la reconnaissance. La problématique socio-économique se trouve ici clairement déplacée vers une problématique culturelle. Fraser pose expressément que ces deux problèmes politiques sont généralement dissociés, et qu’elle cherche à les réarticuler: "La justice aujourd’hui, écrit-elle, requiert à la fois la redistribution et la reconnaissance."

La philosophe emploie ces concepts avant tout dans une perspective analytique. Il nous faut imaginer un spectre qui présenterait à l’une de ses extrémités une pure collectivité socio-économique — comme la classe ouvrière au sens marxiste, définie exclusivement par sa position dans la division générale du travail —, et dont l’objectif politique est de se supprimer elle-même en tant que classe. À l’autre bout du spectre, nous aurions une sorte de collectivité purement culturelle, comme par exemple les homosexuels, dont l’objectif est de supprimer l’injustice culturelle faite à leur "sexualité méprisée", ce qui passe nécessairement par la reconnaissance de leur différence.

Entre ces catégories analytiques se trouve un monde réel de communautés hybrides (Fraser emploie explicitement cette notion, mais au sens de la bivalence: une communauté bivalente est une communauté qui subit la double injustice de l’exploitation économique et du déni de reconnaissance culturelle). Elle prend comme exemples le genre et la "race".

Le problème est que ces deux logiques — celle de la redistribution et celle de la reconnaissance —, dans un monde réel de communautés hybrides, sont toujours en contradiction: ainsi, la logique de la redistribution fait pure­ment et simplement l’impasse sur le genre (de sorte par exemple qu’il n’y ait pas de différences de salaire entre les hommes et les femmes), tandis que la logique de la reconnaissance valorise au contraire la spécificité de chaque genre, pour faire évoluer un sexisme et un androcentrisme dont les racines plongent au cœur de notre culture.

À cette contradiction, Nancy Fraser apporte dans ce livre une solution basée sur la critique du multiculturalisme libéral dominant. Celui-ci ne cherche selon elle à résoudre le problème qu’en surface, en admettant tout à la fois les revendications de justice sociale et les demandes de reconnaissance culturelle. Le multiculturalisme, premièrement, laisse intacte la structure politico-économi­que sous-jacente (le but est simplement d’augmenter la part des groupes défavorisés dans la consommation globale) et, deuxièmement, ne met jamais en question les revendications essentialistes de ces groupes en tant que communautés identitaires (il reconnaît par exemple une identité gay, mais reste aveugle à son caractère queer, c’est-à-dire à une vérité ambiva­len­te plus profonde de l’hétérosexualité, au caractère fluctuant, fluide, artifi­ciel, non-binaire des différences sexuelles). Il faut manifestement une tout autre approche de la question de la reconnaissance, c’est-à-dire de la question des identités culturelles — une approche que Fraser appelle la "déconstruc­tion".

Or rien n’incarne mieux une telle position déconstructiviste, anti-essentialiste, post-multicultu­raliste, post-identitaire, que, précisément, le concept de traduction culturelle. Celui-ci n’est rien d’autre que le nom du processus de production de cette hybridité culturelle, de cet "entre-deux" culturel, comme dirait Homi Bhabha, utilisant l’idée de traduction culturelle pour marquer l’émergence de nouvelles identités culturelles transnationales, postcoloniales.

Si Gayatri Spivak, avec le concept d’ "essentia­lisme stratégique", reconnaît comme Fraser la contradiction entre l’usage politique des identités communautaires et leur caractère culturellement construit, Bhabha pour sa part croit en un impact politique immédiat de l’hybridation culturelle, et il attribue une subversivité intrinsèque au processus de traduction culturelle. Il ne voit aucune contradiction entre la culture et la politique.

Tout au contraire, Spivak et Fraser ont pleinement conscience du problème de la culturisation, qui constitue pour la seconde l’obstacle majeur à la solution du dilemme redistribution/reconnaissance.

Pour Nancy Fraser, en fait, cette solution tient en une formule: le socialisme dans l’économie et la déconstruction dans la culture. Autrement dit: la traduction culturelle ne prend un caractère progressiste qu’en régime socialiste, c’est-à-dire seulement sur la base d’une approximative égalité sociale. Mais pour que cette formule fonctionne au plan politique, selon Fraser, il faut que les gens apprennent à se passer des constructions culturelles dans lesquelles ils ont pris l’habitude de projeter leurs intérêts et leurs identités.

Comment persuader les gens d’oublier leurs affiliations culturelles et d’ouvrir les yeux sur l’injustice sociale et économique qu’ils subissent?

La culturisation est une sorte de traduction. La langue de la lutte sociale a été traduite dans la langue de la lutte pour la reconnaissance culturelle. Le problème est qu’on ne peut pas refaire le chemin à l’envers. On ne peut pas reconstruire l’original à partir de la traduction. Une traduction est irréver­sible. S’il en était autrement, on pourrait retrouver un rêve à partir de son interprétation. Pour revenir à notre exemple: serait-il donc possible de reconstruire le titre original du livre de Fraser (Justice interruptus. Critical Reflections on the Postsocialist Condition) à partir de sa traduction alle­mande (Die halbierte Gerechtigkeit. Schlüsselbegriffe des postindus­triel­len Sozialstaats)? Certainement pas! Autrement dit: il n’y a pas de retour possible vers la communauté du socialisme démocratique, quel que soit le travail de déconstruction — ou de traduction — auquel on soumette son identité culturelle.


La vertu de l’infidélité

Nous avons déjà évoqué l’un des essais de son livre, Sex, Lies and the Public Sphere, où Nancy Fraser aborde explicitement le problème d’une certaine réversibilité dans le processus d’émancipation des femmes. Il est question d’une femme qui, ayant voulu poser publiquement la question du harcèlement sexuel, a été attaquée et calomniée dans sa vie privée.

Initialement, la mobilisation féministe s’était effectuée sur l’axe privé-public (le but était de donner à la sphère privée une dimension politique). Puis le mouvement s’est soudain inversé: il s’agissait désormais de protéger la vie privée contre les empiètements d’une sphère publique qui avait perdu sa valeur normative et sa signification politique progressiste.

Dans un essai plus récent6, Nancy Fraser réfléchit (non sans une part d’autocritique) sur ces changements survenus dans la fonction politique et dans la nature même de l’espace public, en les rapportant à une transformation historique beaucoup plus vaste: l’effondrement de l’ordre dit post-westphalien, c’est-à-dire de l’ordre mondial façonné par le concept triséculaire de l’État-nation souverain.

Selon Fraser, la théorie classique de l’espace public — c’est-à-dire, bien évidemment, celle de Jürgen Haber­­mas — est implicitement basée sur cet ordre west­pha­­lien, et présuppose donc un certain nombre d’éléments sans lesquels ses exigences normatives restent inopérantes. De tels éléments sont: un appareil d’État exerçant un pouvoir souverain sur un territoire et une population donnés; une économie nationale en principe contrôlée par l’État; un corps de citoyens qui poursuit ses intérêts dans le cadre de l’État national; une langue nationale permettant aux gens de communiquer entre eux; une littérature et une éducation nationales, qui construisent une identité culturelle particulière et une infrastructure nationale de communication, de presse, de médias, etc.

Aucun de ces éléments n’a plus cours aujourd’hui. L’émergence de nouvelles formes de souveraineté transnationale, mondialisée, les a tous remis en question. De sorte que l’espace public a également perdu sa signification normative et sa fonction politique. L’ancienne frontière entre la sphère privée et la sphère publique étant désormais brouillée, on ne s’étonne pas que les idées de progrès et d’émancipation aient elles aussi été perdues en route.

C’était la traduction, la bonne vieille traduction linguistique qui, selon Humboldt, avait aidé l’ordre westphalien à émerger. Tel était explicite­ment son rôle social et politique: construire les communautés composant cet ordre, les nations du monde d’aujourd’hui, avec les États-nations souverains qui en sont l’expression politique.

Au terme de ce processus, à son extrémité que nous pourrions appeler postmoderne, postnationale, postsocialiste, postcoloniale, postwestphalienne, poststructuraliste, etc., la traduction est devenue culturelle.

Pour Walter Benjamin, la traduction est une sorte de survie (Fortleben) de l’original. Ne pourrait-on pas comprendre la culture aussi comme une forme de survie de la société? Cela comporterait naturellement une irréversibilité intrinsèque du mouvement. Aucune culture ne peut être retraduite en une société. Aucune lutte pour la reconnaissance ne peut être à nouveau lue comme une lutte pour la justice sociale. Aucune privatisation néolibérale, postindustrielle, ne peut être retraduite en un État-providence social et démocratique, il n’y a pas de déconstruction culturelle qui puisse être retraduite en un essentialisme politique.

La traduction doit aussi être comprise comme un point de non retour, c’est-à-dire comme un autre nom de ce que beaucoup appellent encore l’histoire, alors même qu’elle ne peut plus prétendre au statut d’un processus universel.

Dans ce contexte, l’idée de traduction — qu’elle soit linguistique ou culturelle — ne peut retrouver sa signification politique qu’en construisant une nouvelle communauté par-delà les différences d’identités culturelles, par-delà les barrières entre la culture et l’économie, entre la sphère privée et la sphère publique, entre ta langue maternelle et la mienne, entre le travail matériel et le travail immatériel, et surtout: par-delà l’idée même de souveraineté.

Cette sorte de communauté porte déjà un nom: la multitude, et je n’en ai pas de meilleur. Ce que je sais, c’est que cette communauté n’émergera pas sans une traduction qui aidera à la construire. Comme je l’ai dit en commençant, Humboldt croyait que la traduction ne pouvait remplir sa mission commu­nau­taire que si elle était guidée par une vertu spéciale: la fidélité, la loyauté du traducteur (non pas envers le texte original, rappelons-le, mais envers sa langue maternelle ou sa nation). Ce qui nous amène à cette conclusion sans ambiguïté: si la traduction aujourd’hui doit assumer sa responsabilité dans la formation d’une nouvelle communauté postnationale, elle doit à son tour être guidée par une vertu. Je propose de l’appeler die Untreue des Übersetzers, l’infidélité du traducteur envers sa nation, son identité culturelle, bref: l’infidélité envers la langue morte d’une émancipation désormais vieille et obsolète...

En dernier recours, un traducteur est toujours déjà un traître, ou comme le dit l’adage: traduttore traditore. Traduire c’est trahir. Faisons-le par dessein politique.

---

1 Nancy Fraser, Justice Interruptus. Critical Reflections on the Postsocialist Condition, New York/Londres, Routledge, 1997.

2 Nancy Fraser, Die halbierte Gerechtigkeit. Schlüsselbegriffe des postindustriellen Sozialstaats, Francfort/Main, Suhrkamp, 2001.

3 N. d. T.: L’ouvrage n’est pas disponible en français. Nous traduisons le titre allemand, avec le petit décalage qui confirme le propos de l’auteur. La même chose vaut pour le titre du présent article.

4 Humboldt, Wilhelm von, "Einleitung zu Agamemnon", dans Aeschylos’ Agamemnon metrisch Übers., Gesammelte Schriften, 1ère section, sous la dir. d‘Albert Leitzmann pour la Königliche Preußische Akademie der Wissenschaften, t. VIII, Berlin, B. Behr’s Verlag 1903-1936, p. 117-230.

5 Alex Demirovic, "Hegemonie und das Paradox von privat und öffentlich", dans Gerald Raunig/Ulf Wuggenig (éd.), Publicum. Theorien der Öffentlichkeit, Vienne, Turia und Kant, 2005, p. 42-56.

6 Nancy Fraser, "Die Transnationalisierung der Öffentlichkeit", dans Gerald Raunig/Ulf Wuggenig (éd.), Publicum. Theorien der Öffentlichkeit, Vienne, Turia und Kant, 2005, p. 18-31.