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11 2006

La vie pas tout a fait nue: les ruines de la représentation

Suzana Milevska

Traduit par Pierre Rusch

L’objet principal de mon exposé est d’étudier quelles implications les régimes politiques de représentation comportent pour le domaine culturel, et comment la représentation visuelle jadis issue de la sphère politique, y retourne après avoir été transformée par le prisme culturel. Je m’intéresse tout particulièrement aux relations réciproques qui s’établissent entre la représentation politique et la représentation visuelle/culturelle, parce qu’il me paraît nécessaire de démonter les processus intriqués par lesquels cette opération a lieu. J’établirai que l’effort pour traduire en images les régimes politiques de représentation vise précisément à confondre et brouiller les vecteurs de différents mouvements et structures de pouvoir. J’aborderai aussi la question de l’art "participatif", en me demandant comment l’effort politique pour permettre une meilleure partici­pa­tion des communautés dans les projets artistiques a suscité et influencé certains phénomènes culturels.

Il me semble particulièrement important de situer toutes ces questions dans les paysages délicats des environnements multiculturels, et je prendrai donc mon exemple dans les Balkans. Je montrerai que la représentation visuelle dans un tel cadre peut produire des ruptures étonnamment brutales dans la vie politique, la justice et le droit des démocraties modernes. C’est pourquoi mon texte tourne autour de différentes lectures du film semi-documentaire récemment sorti, Le livre des records de Shutka (2005) d’Aleksandar Manic. La façon dont ce film décrit les membres de la communauté rom pose un certain nombre de questions.

On nous montre ici environ dix-sept histoires principales, dans lesquelles les personnages filmés interviennent sous leur nom ou leur surnom vérita­bles, quoique leur personnalité soit généralement gommée par les commen­taires du Dr Kljo — le narrateur, qu’on entend en voix off, même quand il n’apparaît pas à l’écran. Dans ce contexte, je ne vise pas seulement à développer une interprétation critique et différenciée de la manière dont la vie des Roms est dépeinte dans ce film, je veux aussi prendre en compte la réaction par laquelle le public y a clairement répondu. Il est en effet essentiel de réfléchir sur le message vigoureux envoyé par le "spectacle" inattendu donné à cette occasion par le corps collectif. Je veux parler des manifestations de mécontentement organisées qui marquèrent la sortie du film le 2 février 2006. Pendant la première au cinéma Kultura de Skopje, et plusieurs nuits après, une centaine de Roms de la municipalité autogérée de Shuto Orizari, mieux connue sous le nom de "Shutka" (une ville de la banlieue nord de Skopje, qui compte 50 à 65 000 habitants depuis le tremblement de terre catastrophique de 1963, autogérée depuis 1995), protestaient contre la manière dont leur communauté et certains de ses membres étaient présentés dans le film. Avant tout, ils s’indignaient d’être décrits comme des champions de foire pauvres, primitifs et exotiques, exhibant des talents sensationnels et absurdes tels que la conjuration des esprits, la guérison spirituelle ou les "entreprises" sexuelles, au lieu de montrer leurs réussites dans le domaine intellectuel ou éducatif. Après les premières projections à Skopje, plusieurs déclarations de mécontentement furent publiées dans les journaux macédoniens, ainsi que sur les chaînes de télévision locales et nationales[1].

Ce que je veux mettre en avant dans ce contexte, c’est qu’il est urgent d’étendre la discussion des concepts forgés par Giorgio Agamben — tels que "zones d’indistinction", "état d’urgence", "espace d’excep­tion", "vie nue" — au champ de la représentation visuelle dans l’art et les médias contemporains, un besoin de repenser aussi la manière dont de telles représentations façonnent la culture à travers la politique et inversement. On trouvera peut-être que ce film propose plutôt des représentations de la "vie pas tout à fait nue", qui n’atteignent pas de loin à la complexité et à la gravité des manifestations les plus extrêmes de la "vie nue": je considère pourtant qu’elles sont d’une grande importance pour comprendre comment la culture se traduit en politique et comment fonctionne le biopouvoir.

Quand Agamben discute de la situation extrême qui transforme les villes actuelles en "camps", quand il traite de la distinction entre la vie, la "vie nue" et la mort dans des contextes de ce genre, il se concentre essentiellement sur la relation entre la souveraineté, le "biopouvoir" et l’abolition de la règle par la proclamation de l’ "état d’urgence". Cependant il ne s’arrête pas sur la question des différents régimes visuels de représentation, ni sur la manière dont les images des "zones d’indistinction" et d’ "état d’urgence" se perpétuent dans l’art, le cinéma et les médias contemporains.

C’est exactement au moment où la "vie nue" met en cause une telle définition que l’ambiguïté du "dedans" et du "dehors" se dessine plus nettement, révélant combien la structure de la commune ressemble à un "camp": elle devient un "nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore."

La question de la "vie nue" devient un symptôme du nouvel ordre global. Foucault déjà avait mis en lumière la série de technologies utilisées par l’État pour diriger et contrôler la vie biologique de la nation à travers un pouvoir souverain. En excluant la "vie nue" et en la captant simultané­ment dans l’ordre politique, l’ "état d’exception" constitue le fondement caché sur lequel repose tout le système politique.

 
Skopje comme "camp"

Historiquement, la conceptualisation de la ville comme espace disciplinaire délimité par des murs entraîna un processus d’inclusion/exclusion. La distinction tranchée entre ceux du dedans et ceux du dehors, entre les sujets et les hors-la-loi, a été justifiée par de nombreuses choix architecturaux, sociaux et culturels. Pour Agamben, la vie citadine contemporaine s’inscrit dans des "zones d’indistinction", et le camp est un prototype d’indistinction spatiale. Alors que le camp était à l’origine un espace d’exception, exclu, entouré de mystère et retranché sur lui-même, il devient aujourd’hui un nomos, une matrice cachée de la modernité. Les distinctions entre l’intérieur et l’extérieur perdent leur visibilité, et si elles continuent d’exister, c’est d’une manière beaucoup plus subtile et enchevêtrée. La production de la vie nue, privée de forme et de valeur, est étendue au-delà des murs, à l’ensemble de la société[2].

L’ordre, inscrit depuis la Grèce ancienne dans les maisons, les rues ou les villes, se trouve délocalisé dans l’état d’exception, de sorte que le lien entre l’ordre et la localisation se trouve brouillé. Le camp n’est apparu qu’au moment où un lieu permanent et visible a été assigné au non-localisable — avec l’état d’urgence ou d’exception[3].

À l’instar du miroir dans la célèbre description de Foucault, le développement urbain de Skopje dessine un espace à la fois utopique et hétérotopique[4]. Il a été conçu comme un jeu de l’imagination, comme une réflexion sur l’idéal d’une beauté moderniste, qui en réalité a donné naissance à un monstre inquiétant. Le centre de Skopje a été composé de toutes pièces, après que l’ancien eut été presque totalement détruit par le tremblement de terre catastrophique de 1963. Dans un élan d’enthousiasme, les responsables proposèrent un concours international pour la reconstruc­tion du centre ville. Le célèbre architecte japonais Kenzo Tange remporta le concours en 1965, et conçut le plan directeur qui allait être mis en œuvre grâce au financement des Nations-Unies et à un mouvement de solidarité internationale sans précédent.

Tange avait imaginé un dramatique "Mur de la ville", une ligne continue d’immeubles évoquant une forteresse médiévale, qui redéfinissait l’ancien centre ville, mais sans lien avec les structures urbaines déjà existantes. De fait, le nouveau mur ressemblait par sa forme aux vestiges des remparts médiévaux; à cette différence que ce qui avait jadis été conçu comme une protection contre l’ennemi et comme une coupure nette entre un intérieur et un extérieur, se trouvait maintenant réduit à une structure fermée qui excluait ses propres citoyens. La "Porte de la ville", marquée par de hautes tours, constitue encore l’entrée piétonne du centre ville — comme si le centre était le seul élément urbain qui comptait[5].

Le projet n’a cependant jamais été mené à terme; aussi bien, il avait été conçu comme une ébauche comportant de nombreux blancs, laissant des formes esthétiques indéfinies et des espaces sans fonction. Il reste aujourd’hui dans le centre ville des zones vides et non développées, qui rendent encore plus visibles les fractures et les conflits de la société macédonienne. La différence architecturale entre la rive gauche et la rive droite du Vardar accentue la disparité ethnique et religieuse de leurs habitants. Elle souligne ainsi la monstruosité élitiste de la mise en œuvre aveugle du modernisme international à la ville sous-développée qu’était Skopje avant le tremblement de terre.[6]

La tension conceptuelle qu’induit la formule "modernisme socialiste" résulte du contraste apparent entre le "réalisme socialiste" et le "modernisme". Bien que ce deuxième courant ait suscité divers concepts, l’une de ses prémisses finit par s’imposer, du moins dans le domaine de l’art: le renversement des hiérarchies de la représentation dans une perspective anti-représentative[7]. Cet "iconoclasme" est l’opposé exact du primat accordé au réel dans le "réalisme socialiste". Il ne faut cependant pas perdre de vue que l’avant-garde du modernisme relia l’esthétique au politique, le singulier au communautaire. Malheureusement, l’esthétisation du politique proclamée dans des manifestes architecturaux comme ceux de Le Corbusier et Tange devait bien souvent conduire à une alinéation inévitable. Elle contribua également à renforcer les différences entre d’une part les élites politiques, sociales et culturelles vivant à l’intérieur du "Mur de la Ville", et d’autre part les sujets marginalisés (travailleurs pauvres ou minorités ethniques) laissés à la "Porte de la Ville".

Pour revenir à l’argument principal d’Agamben: ce qu’il dit, ce n’est pas que les espaces contemporains sont équivalents aux camps nazis, mais que la logique des camps tend à se communiquer à l’ensemble de la société. L’émergence des camps signale simplement que l’état d’exception est devenu la règle, et transforme la société en un lieu biopolitique déterritorialisé, sans limite. L’exception génère ainsi un cercle vicieux, dans lequel elle explique la situation générale en s’expliquant elle-même.

"Ce qui est s’est produit dans les camps dépasse tellement le concept juridique de crime, dit Agamben, que, le plus souvent, on a tout simplement omis de considérer la structure juridico-politique spécifique dans laquelle ces événements se sont produits[8]." Il conclut que le camp n’est pas simplement un fait et un phénomène historique apparu en 1896 chez les Espagnols à Cuba. Le camp nazi est la situation la plus extrême que l’on puisse imaginer (ou pas), mais Agamben démarre son enquête dans l’autre sens, en demandant quelle est la structure juridique qui a permis à de tels évènements de se produire.

 
La politique culturelle

L’une de mes questions principales porte sur les structures "politico-culturelles" et "juridico-politiques" qui permettent à certains artistes d’aborder diverses communautés de marginaux, de sans-abri, de réfugiés, certaines minorités ethniques, etc. d’une manière qui non seulement mime le système d’exclusion et d’isolement déjà en place, mais génère aussi de nouveaux paradoxes[9]. Je voudrais m’interroger sur les phénomènes qui se produisent quand des artistes négligent la dynamique des communautés et des individus qu’ils veulent représenter. Même si elles partent des intentions les plus positives, de telles représentations finissent souvent par produire le résultat opposé. Il est nécessaire de discuter tous les arguments positifs et négatifs relativement à l’impact que les projets artistiques ont sur la réalité, en prenant en compte des questions telles que la "vie nue", le "biopouvoir" et "l’état d’urgence". D’une part, ces phénomènes sont souvent négligés par les producteurs d’art et de culture ou ne sont pris qu’en un sens purement esthétique, comme s’ils n’avaient rien à voir avec l’art ou comme si les artistes n’étaient pas responsables des effets de leurs expériences sociales. D’autre part, alors qu’une théorie plus détaillée des "espaces d’exception" aurait pu être satisfaisante au plan conceptuel, l’ouvrage d’Agamben délaisse ce terrain pour s’engager dans une théorie générale de l’insécurité, et conclure sur quelques vagues gestes éthiques. Si le problème était simplement de privilégier les "droits des citoyens" sur les "droits de l’homme, on pourrait y remédier en renforçant les traités internationaux sur les droits de l’homme ou en étendant les garanties anti-discriminatoires dans la loi constitutionnelle.

Mais en réalité, la situation des non-citoyens et des réfugiés révèle la condition profonde de tous les sujets politiques[10]. Quand dans un état d’exception, la politique ne se distingue plus de la logique de guerre, nous devenons tous des objets de "décision" dont les droits ne sont pas pris en considération. Agamben répète souvent cette idée, mais en mettant l’accent sur le thème de l’insécurité commune, de sorte que son projet offre une vision éthique plutôt qu’une théorie constitutionnelle normative. Aussi l’éthique nous oblige-t-elle à "abandonner l’idée que nous pourrions assurer notre sécurité en plongeant les autres dans l’insécurité"[11]. Vivant dans une crise existentielle permanente, littéralement "sur le fil", les Roms de Shutka ont aussi quelques histoires de réussite à raconter, mais curieusement elles n’atteignent jamais les médias.

 
Les ruines de la représentation

Bien que dans la plupart des projets artistiques traitant des "zones d’indistinction" et de la "vie nue" qui y règne, les artistes soient loin de vouloir plonger les autres dans l’insécurité, la différence ou l’exception, le résultat est que l’insécurité et l’exception de fait se trouvent renforcées, comme cela s’est passé avec Le livre des records de Shutka. C’est pourquoi il me semble important de mettre en question la démarche dominante, consistant à produire des projets qui visent principalement à intégrer des rapports de subordination.

Shutka est un espace où l’état d’exception s’est fixé dans un dispositif spatial permanent. C’est un quartier à la périphérie de Skopje où l’état d’exception a commencé à devenir "la règle, et où la sphère publique et la sphère privée, la vie politique et la vie économique, la vie bonne de la polis et la vie nue de l’oikos sont devenues inséparables."[12] L’important, ici, "ce n’est pas seulement l’inclusion de la zoè dans la polis, ni simple­ment le fait que la vie comme telle est devenue le principal objet des calculs de pouvoir. L’élément décisif est que le domaine de la vie commence à coïncider avec le domaine de la politique, que l’exclusion et l’inclusion, le dehors et le dedans, le bios et la zoè, l’ordre du fait et l’ordre du bien, entrent dans une zone d’irréductible indistinction."[13] Une telle situation, où l’existence factuelle des gens se transforme en une tâche, est décrite par Agamben comme "l’oikonomia de la vie nue"[14].

Je voudrais poursuivre mon exposé en discutant le concept philosophique d’ "être singulier pluriel", tel qu’il a été formulé par Jean-Luc Nancy[15]. Il s’agit d’extrapoler la "participation" comme l’une des tendances sociétales décisives dont nous avons besoin aujourd’hui pour contrôler le néolibé­ralisme généralisé, qui transforme les relations humaines en marchandises et génère la "vie nue". "Être", chez Nancy, c’est toujours déjà "être avec": l’ "être" est inséparable de cette conjonction qui relie différentes singularités[16]. Nancy est un philosophe de la "co-essentialité de l’être-avec", parce qu’il ne croit en aucun solipsisme philosophique, ni en aucune "philosophie 'du sujet' au sens de la clôture infinie en soi d’un pour-soi[17]." Il n’hésite pas à affirmer qu’ "il n’y a de 'soi' qu’en raison d’un 'avec' qui, en vérité, le structure[18]." Il juge l’analyse existentiale de Heidegger incomplète, parce que, même s’il est coessentiel au Dasein, le Mitsein occupe encore chez Heidegger une position subordonnée[19].

Quand Nancy dit que le partage du monde est co-impliqué dans l’existence, il renvoie au fait que nous ne pouvons plus vraiment dire "nous", que nous avons oublié l’importance d’être ensemble, d’être en commun et d’appartenir, que nous vivons sans relations. Pour apprécier cette situation et accéder à la pratique du "nous", selon Nancy, il faut comprendre que "nous" n’est pas un sujet au sens de l’auto-identification, pas plus qu’il ne se compose d’un certain nombre de sujets[20]. Nancy nous rappelle ici que l’aporie du "nous" constitue en fait l’aporie principale de l’intersub­jectivité, et il signale l’impossibilité de fixer un "nous" universel qui comporterait toujours les mêmes éléments[21]. Quel que soit le type de participation visé dans un contexte artistique, il met toujours en jeu un certain "nous", une certaine identification à une communauté dans laquelle différents membres de groupes choisis (le public, telle ou telle catégorie professionnelle, les sans-abri, les enfants) doivent devenir les composantes co-existantes d’un "nous". Même quand les conditions de participation du public, d’un groupe ou d’une communauté sont clairement spécifiées, c’est toujours ce "nous" qui doit être créé, pour qu’un projet puisse commencer à fonctionner sur le mode participatif. L’autre partie de ce "nous" est l’artiste, l’organisateur, l’institution ou même l’État (dans certains projets publics) — tous censés se soucier de l’ "autre" invisible, marginalisé ou négligé qui s’oppose au "nous". Le problème habituel avec ce "nous" imaginaire, c’est qu’il n’existe généralement que le temps d’un événement artistique particulier — sauf pour les rares cas où les artistes donnent naissance à des projets autonomes, qui se poursuivent après que leurs auteurs sont repartis avec la caravane du cirque.

Il est intéressant de noter que le "nous" nouvellement créé contient à chaque fois les partenaires et les adversaires nécessaires, mais qu’on ne nous dit jamais ce qu’il est advenu des participants précédents, ni ce qui arrivera quand le projet aura épuisé le terreau dont il se nourrit[22]. Les protestataires roms semblent avoir réagi à cette rupture de contrat du "nous", dans la mesure où ils se sont sentis trahis et exclus du "nous" promis par le réalisateur qui aurait apparemment vécu dans la communauté pendant le tournage, mais ne s’est jamais soucié de montrer le résultat final à ses principaux protagonistes, avant de présenter le film dans les festivals internationaux[23].

Souvent le sentiment de ne pas appartenir au même groupe, l’absence d’identité commune avec l’artiste ou l’initiateur du projet font obstacle à une véritable participation. En vérité, pourtant, un tel effet ne se produit que lorsque les conditions de participation ne sont pas basées sur une stricte appartenance commune et sur des choix prévisibles, ni sur une identification avec l’artiste ou le projet en question, en vertu de convergences sociales, culturelles et ou politiques. Par ailleurs, les communautés désœuvrées nettement définies qui refusent de se faire les "complices de l’État", sont toujours plus faciles à séduire par des méthodes et des pratiques artistiques, car elles sont moins impliquées dans la haute politique[24].

Pour en revenir au cas paradoxal des protestations des Roms contre le film Le livre des records de Shutka, la raison principale de cette réaction tient au fait que ce qui était apparu au réalisateur comme un penchant commun et caractéristique pour les records insolites ne constituait pas aux yeux de la communauté elle-même un trait que tous ses membres pouvaient partager et auquel ils pouvaient s’identifier. D’une part, on peut considérer que la communauté de la municipalité autogérée et des habitants roms de Shutka est vraiment née, "advenue" au sens deleuzien, au moment exact où ils ont formulé leur protestation contre le fait d’être représentés comme une communauté qui n’avait rien en commun. D’autre part, on conviendra que ces protestations se trompaient de cible, que les raisons principales de la situation extrême dans laquelle vivent les communautés rom en Europe et particulièrement dans les Balkans, ne se trouvent ni dans le film, ni dans la représentation en général[25]. Ma thèse est néanmoins que l’impossibilité de représenter la "vie nue", de la traduire en une représentation "appropriée", renvoie au caractère paradoxal de la communauté.

Nancy remarque que la communauté se produit dans l’interruption, la fragmentation, le suspens: "La communauté est faite de l’interruption des singularités [...] Elle n’est pas l’œuvre d’êtres singuliers, et elle ne les a pas comme ses œuvres[26]..." L’interprétation de la communauté comme entité intrinsèquement désœuvrée et fragmentaire aide à comprendre comment fonctionnent ou échouent les projets d’art participatif, spécialement quand ils sont soumis à un contrôle institutionnel. Cela renvoie d’une certaine manière à cet avertissement lancé par Agamben: "que des singularités constituent une communauté sans revendiquer une identité, que des hommes co-appartiennent sans une condition d’appartenance représentable (même dans la forme d’un simple présupposé) constitue ce que l’État ne peut en aucun cas tolérer[27]." Comme Nancy, Agamben distingue l’ "être-en-commun" de la communauté. La communauté la plus redoutable pour l’État, selon lui, est celle qui rejette toute identité et toute condition d’appartenance, celle qui se fonde sur n’importe quelle singularité désireuse non pas d’appartenir, mais de s’approprier l’appartenance elle-même[28]. Les projets d’art participatifs se distinguent des projets communautaires sociologiquement valorisés: ils s’en distinguent précisément en ce qu’ils offrent la possibilité de circonvenir les conditions d’appartenance à une communauté pré-existante et socialement définie. Prolongeant la critique de Debord contre la représentation et sa médiatisation du monde, Nicolas Bourriaud demande: "Est-il encore possible de générer des rapports au monde, dans un champ pratique — l’histoire de l’art — traditionnellement dévolu à leur 'représentation'?[29]" La réponse à cette question se trouve selon lui dans les relations directes que les artistes peuvent établir à travers les "interstices sociaux" ouverts par leurs œuvres, produisant une sorte d’effet d’urbanisation. En se référant à Althusser et à l’idée d’un "état de rencontre imposé aux hommes", Bourriaud interprète ce système de rencontres intensives comme une source directe pour des pratiques artistiques intégrées, comme "une forme d’art dont l’intersubjectivité forme le substrat, et qui prend pour thème central l’être-ensemble[30]."

Selon Marie Gee, Arza Churchman définit la participation comme "la prise de décision par des citoyens qui ne sont ni élus, ni mandatés, ou comme l’intégration de membres de la communauté dans les plans et les projets collectifs. Sans cet élément décisionnel, ou si les décisions sont prises par des représentants élus ou mandatés, elle ne parlera pas de 'participation', mais plutôt d’ 'implication[31]'."

C’est de toute évidence cet écart entre la "participation" et l’ "implica­tion", entre les attentes de la communauté rom de Skopje face aux problèmes existants et la volonté du réalisateur de "représenter l’état de bonheur, de passion et de totale liberté qui règne en cet endroit magique"[32], c’est ce décalage qui suscita le malentendu et finalement les protestations des intéressés. Il est urgent de rompre le cercle vicieux qui relie la condition inhumaine faite aux Roms sur le plan social, économique, politique, et l’image enjolivée d’une "liberté totale". Au lieu de se livrer à des considérations morales sur les moyens et les régimes de représentation choisis par les artistes, il faudrait en priorité se demander comment remédier à une conception problématique de la représentation politique et à sa traduction culturelle — qui ne fait que favoriser la circulation des stéréotypes existants.



[1] "Le film documentaire Le livre des records de Shutka ridiculise les membres de la communauté rom, déclare Erduan Iseni, le maire de la municipalité de Suto Orizari. Il a adressé une protestation au gouvernement et à d’autres institutions dans le pays. Il n’a pas vu le film, et lui et le député Dzevad Mustafa ont déclaré qu’ils ne le verraient pas, mais qu’ils avaient eu cette impression d’après les protagonistes du film." (Dnevnik, 02.02.2006, 07.09.2006 ) <http://star.dnevnik.com.mk/?pBroj=2978&stID=72604>.

[2] Bülent Diken et Carsten Bagge Laussen, "Zones of Indistinction. Security, Terror and Bare Life", airspace & culture, vol. 5, n°3, août 2002, p. 291, 10 octobre 2006. <http://www.purselipsquarejaw.org/papers/zones_indistinction.pdf>.

[3] Ibid., p. 291.

[4] Michel Foucault, "Des espaces autres", dans Dits et écrits, t.IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 752–762. <http://foucault.info/documents/heteroTopia/foucault.heteroTopia.en.html>.

[5] Dans ce projet, qui suscita autant de louanges que de critiques, Tange fut fortement influencé par le principe de planification centrale de Le Corbusier, et par sa vision autocratique d’une organisation verticale de l’espace.

[6] Lydia Merenik, "The Yugoslav Experience or What Happened to Socialist Realism", Moscow Art Magazine n° 22, 1998, 10 octobre 2003 <http://www.guelman.ru/xz/english/XX22/X2218.HTM>. Merenik reprend la formule de Marshall Berman: "un modernisme du sous-développement».

[7] Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 34.

[8] Giorgio Agamben. Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. M. Raiola, Paris, Le Seuil, 1997, p. 179.

[9] Dans la mesure où la plupart des thèmes proposés récemment par l’Union Européenne et la Fondation Culturelle Européenne traitent de la diversité et de la mobilité culturelle, on n’est pas surpris de voir proliférer des projets artistiques axés sur les droits des minorités ethniques ou des groupes de citoyens marginalisés. L’article 151 du Traité d’Amsterdam peut prêter à caricature, quand on cherche à le suivre et à l’illustrer sans nuance.

[10] L’argumentation d’Agamben est influencée par l’article de Hannah Arendt, "We Refugees", publié dans le The Menorah Journal, janvier 1943, XXXI; il développera sa problématique dans un texte portant le même titre. 15 octobre 2006 <http://roundtable.kein.org/node/399>.

[11] Vik Kanwar, compte rendu de: Giorgio Agamben, State of Exception, 2. sept. 2006 <http://kanwar.info/other.html>.

[12] Akseli Virtanen, "Oikonomia of Bare Life: Agamben vs. Foucault on the possibility of good life in the biopolitical order", 2003, 15 sept. 2006 . <http://www.mngt.waikato.ac.nz/ejrot/cmsconference/2003/abstracts/managementgoodness/Vertanen.pdf> 2.

[13] Ibid, p. 2.

[14] Ibid.

[15] Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996; Giorgio Agamben, La Communauté qui vient, trad. M. Raiola, Paris, Le Seuil, 1990.

[16] Nancy, op. cit., p. 21

[17] Ibid., p. 49.

[18] Ibid., p. 118.

[19] Ibid., p. 117.

[20] Ibid., p. 99.

[21] Ibid.

[22] Irit Rogoff. "We - Collectivities, Mutualities, Participations", 1er sept. 2006 <http://theater.kein.org/node/95>

[23] L’ironie voulut que Le livre des records de Shutka reçût le Prix d’Amnesty International au Festival International du Film de Ljubljana en 2005.

[24] Jean-Luc-Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 79. Nancy parle de l’inscription d’une "résistance infinie".

[25] Je remercie Hito Steyerl et Simon Sheikh pour leurs commentaires durant l’atelier eipcp "Polture et Culitique" (14 octobre 2006, Maison de l’Europe). Tous deux s’interrogeaient sur la possibilité même de la représentation, en se demandant s’il peut y avoir aujourd’hui une représentation appropriée, et s’il est possible de circonvenir purement et simplement la représentation.

[26] Nancy, La Communauté désœuvrée, p. 79

[27] Agamben, La Communauté qui vient, op..cit., p. 89.

[28] Ibid., p. 90.

[29] Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, 1998, p. 9.

[30] Ibid., p. 15.

[31] Marie Gee, "Yes in My Front Yard: Participation and the Public Art Process, High Performance" #69/70, printemps/été 1995, 31 janvier 2006, <http://www.communityarts.net/readingroom/archivefiles/1999/12/yes_in_my_front.php>.

[32] N. B. "Exciting documentary in front of the Macedonian audience. The Magic Realism of 'The Shutka Book of Records' in the cinema Kultura", Vreme, 620, 02.02.2006, 5 septembre 2006. <http://www.vreme.com.mk/DesktopDefault.aspx?tabindex=9&tabid=1&EditionID=641&ArticleID=40701>.