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10 2004

L'auteur comme traître

Gerald Raunig

Traduit par Yasemin Vaudable

"C'est que traître, c'est difficile, c'est créer. Il faut y perdre son identité, son visage. Il faut disparaître, devenir inconnu."
(Gilles Deleuze/Claire Parnet)[1]

L'essai de Walter Benjamin "Der Autor als Produzent" (L'auteur comme producteur) est une attaque contre "l'intelligence bourgeoise de gauche" de l'Allemagne des années 1920 et du début des années 1930. Outre la Nouvelle Objectivité[2], elle a pour cible principale un mouvement observé au sein de l'espace germanophone des années 1910 largement tombé dans l'oubli, dont le nom collectif porte en lui quelque chose d'une actualité considérable: ce qui se qualifiait "d'activisme" était surtout un discours empreint d'un caractère littéraire et d'une critique littéraire à l'ombre de l'expressionnisme[3] ainsi qu'un contexte vague dans lequel se classaient surtout des hommes de lettres aussi divers que Heinrich Mann, Gustav Landauer, Max Brod, Ernst Bloch quant à certaines périodes de leur œuvre. Le cercle entourant le publiciste Kurt Hiller s'est développé depuis 1910, plus concrètement sous le label «d'activisme » à partir de1914. Tandis que Hiller et son entourage sont à peine connus aujourd'hui, Benjamin pouvait, lui, en 1934 encore compter sur le fait que le personnage de Hiller et ses positions soient encore courantes. Ce furent surtout les invectives amères et la moquerie des dadaïstes berlinois à l'encontre des "activistes" autour des années 1920 qui se caractérisèrent par une véhémence remarquable, et leur force verbale resta vraisemblablement encore gravée dans les mémoires au milieu des années 1930.[4]
En tant que "théoricien de l'activisme" Hiller est présenté par Benjamin dans "L'auteur comme producteur" comme cas exemplaire d'une tendance qui ne serait qu'apparemment intellectuelle de gauche, néanmoins contre-révolutionnaire, parce qu'elle ne serait révolutionnaire que de par son esprit mais pas de par sa production.[5] Cette différence entre la tendance et la technique et la négligence de cette dernière est une problématique de "l'activisme", tandis que la définition trompeuse que ce dernier donnait de lui-même en est une autre. En effet, ce qui fut présenté comme étant de "l'activisme" pendant la première guerre mondiale et durant les années qui la suivirent, était selon l'auto-définition de Hiller "du socialisme religieux"[6] ou – selon mon interprétation – de l'espritisme vitaliste. Outre les appels et les évocations prolixes de la "jeune génération" (Heinrich Mann), de la "nouvelle popularité" (Kurt Hiller) ou du peuple en tant que "masse sacrée " (Ludwig Rubiner), les "activistes" se rattachaient principalement à l'hypostase de l'esprit et des "spirituels". La notion de "spirituels" (Geistige), qui au début, était un substitut tactique des "intellectuels", fut petit à petit substancialisé par Hiller pour être finalement conçue comme "type caractérologique"[7]. Les textes de l'activisme[8], allant du texte d'origine de Heinrich Mann "Geist und Tat" (Esprit et action) à celui de Ludwig Rubiner "Der Dichter greift in die Politik" (L'écrivain s'immisce dans la politique) en passant par "Philosophie des Ziels" (La philosophie du but) de Hiller qui s'apparente à un manifeste, traitent à une fréquence surprenante de sujets tels que la religion, le mysticisme et l'Eglise; l'esprit qui hantait les spirituels semblait plutôt être le Saint-Esprit que l'esprit-du-monde de Hegel. Hiller lui-même place au lieu de la révolution le paradis en tant qu'objectif utopique. "Soumettez-vous, spirituels, enfin – au service de l'esprit; de l'esprit saint, de l'esprit actif."[9]
Les deux aspects principaux de la question de Benjamin quant au "lieu de l'intellectuel" sont d'une part le positionnement des intellectuels par rapport au prolétariat et d'autre part la façon dont se fait leur organisation. La critique que Benjamin formule à l'égard de "l'activisme" vise par conséquent avant tout l'auto-positionnement de ce dernier "entre les classes". Cette position à côté du prolétariat, la position des protecteurs, des mécènes idéologiques, est selon lui une position impossible,[10] et il voit le principe d'une telle constitution de collectivité, réunissant des hommes de lettres autour du concept de ”spiritualité” au-delà de toute tentative d'organisation, comme un principe purement et simplement réactionnaire.[11] Cette critique qui ne se démode pas devient davantage évidente si nous tenons compte, en plus de l'insistance technico-formelle de Benjamin sur la transformation de l'appareil de production, de l'attitude aucunement si révolutionnaire des "activistes": Par endroits leurs textes sont marqués d'un caractère nationaliste, souvent aussi antidémocratique – et les tendances antidémocratiques ne peuvent aucunement non plus être interprétées dans l'entourage de Hiller comme étant radicalement démocratique ou de gauche radicale. "L'activisme ne veut pas de cratie du demos, et donc des masses et de la médiocrité, mais il veut une cratie de l'esprit, et donc des meilleurs."[12] Le principe de Hiller de l'aristocratie de l'esprit propage une domination de l'esprit, ce qui entend signifier: des spirituels, des meilleurs, et finalement même de la "nouvelle maison de maître allemande "[13].
Des "convictions" aussi manifestes soulèvent cependant la question de savoir pourquoi Benjamin voulait et pouvait finalement faire passer les auteurs de "l'activisme" pour des bourgeois de gauche. Je présume que cela n'est pas seulement lié à l'intention immanente du texte de Benjamin, sur laquelle je voudrais encore revenir mais que cela a surtout à voir avec les activités de plus grande portée d'une seconde aile de "l'activisme", qui se disait certes rarement l'être, mais dont l'organe, à savoir la revue hebdomadaire Die Aktion (L'action), avait dans les années 1910 une influence non négligeable sur les intellectuels de gauche et les mouvements de gauche radicale dans l'espace germanophone.[14] Die Aktion et ses protagonistes n'agissaient certes pas non plus de manière primairement activiste au sens où on le prendrait aujourd'hui, mais ils étaient cependant politiquement plus actifs et surtout plus tranchants que le cercle entourant Kurt Hiller. Die Aktion était, avec le Sturm (La tempête), durant ses premières années de publication jusqu'au début de la guerre, une des revues expressionnistes éminentes de tendance clairement anti-militaire; pendant la guerre, elle était la seule revue littéraire et artistique oppositionnelle à contourner souverainement la censure par son écriture dans la clandestinité  ainsi que d'autres moyens et, avec la fin de guerre, devint de plus en plus un organe de l'opposition de gauche radicale entretenant des bonnes relations avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Son éditeur et rédacteur en chef Franz Pfemfert se radicalisa et avec lui la revue en fit progressivement de même depuis sa création en 1911 à travers les années révolutionnaires de guerre et d'après-guerre jusqu'à l'insurrection spartakiste et à la République des conseils.[15]
Tandis que l'activisme littéraire autour de Hiller est caractérisé par une volonté de changement plutôt diffus, Pfemfert relie, dans Die Aktion, dès le début littérature expressionniste et politique culturelle contemporaine à des textes socio-révolutionnaires (historiques), créant ainsi une combinaison rare. La revue a ainsi pour principal objet la critique antimilitariste, qui, durant les premières années de sa publication, fait surtout la lumière sur la fonction belliqueuse de la presse libérale et de la sociale-démocratie et sur l'attitude affirmative de collègues écrivains dans le cadre de l'histoire des faits précédant la guerre. Outre ceci, la revue publie d'anciens textes socio-révolutionnaires, des textes anarchistes de Russie, des essais de Lassalle et Reclus. Les futurs dadaïstes Hugo Ball, Hans Richter et Raoul Hausmann y sont, eux aussi, représentés par leurs contributions.
Outre le départ progressif de collaborateurs issus d'anciens contextes (de la revue Demokrat (Démocrate) et de l'Association Démocratique), pour des raisons idéologiques, Die Aktion connaît constamment un afflux de nouveaux auteurs et abonnés durant ses premières années de publication. Du moins, jusqu'à la prise de distance de Pfemfert par rapport à Hiller 1913[16], Die Aktion fut aussi en quelque sorte un creuset d'écrivains, qui allaient plus tard se réunir autour de Hiller sous le label de l'activisme. Les idées espritistes de Hiller représentaient une raison suffisante pour Pfemfert de mettre un point final à la collaboration lors de la troisième année de publication de la revue. Contre le refus de démocratie réactionnaire de Hiller, l'anti-parlementarisme de Pfemfert se voulait être une propagation de la démocratie des conseils, contre le pacifisme absolu de la logocratie de Hiller (de la révolution des mots) Pfemfert avançait un anti-militarisme militant qui évoluait de manière de plus en plus révolutionnaire et concrètement vers un communisme des conseils, contre le nationalisme allemand de Hiller, Pfemfert adoptait une position  antinationale et anti-antisémite.
Durant les premiers mois de sa parution, plus exactement de la parution numéro 3 à la parution numéro 16, "Die Aktion" parut avec le titre supplémentaire programmé "Organe de publication de l'organisation de l'intelligence pour l'Allemagne ".[17] Même si ce titre supplémentaire disparut peu après, la revue obtint au cours de la décennie une fonction de plus en plus organisatrice  pour un milieu mixte d'artistes et d'intellectuels. Tandis que le cercle littéraire-activiste autour de Hiller – la description de Benjamin est correcte – comprenait "un nombre quelconque d'existences privées, sans offrir le moindre point de repère pour leur organisation"[18], Franz Pfemfert lui était la plaque tournante non seulement de la revue Die Aktion, mais aussi d'une série d'autres tentatives de "l'organisation de l'intelligence". Le début de Die Aktion comme revue hebdomadaire en février 1911 fut suivi de la création de la maison d'édition en 1912: dans un premier temps Pfemfert publia de la littérature expressionniste, puis à partir de 1916 vinrent avec la "Bibliothèque d'action politique” des textes de révolution de Lénine, Marx, Liebknecht et d'autres. Finalement Pfemfert reconnu aussi la nécessité d'un lieu réel, d'un public au-delà de ce qui est imprimé, et il ouvrit en 1917 avec sa femme Alexandra Ramm-Pfemfert et la sœur de celle-ci la "Librairie de l'action " de Berlin, qui était ouverte aux expositions et à diverses activités.
L'agitation anti-militariste contre le projet de la Wehrmacht de 1913[19] donne même naissance au bourgeonnement d'une première guérilla de communication: afin d'asseoir sur une base plus élargie les protestations contre l'extension des pouvoirs de la Wehrmacht à Berlin, Pfemfert feint la déclaration d'une Antinationale bourgeoise "Au Reichstag Allemand" contre les nouvelles lois de l'armée. Cette déclaration est divulguée non seulement via la revue Die Aktion, mais aussi par des tractes, ce qui finalement aboutit aussi, outre l'aspect de la contre-information médiatique, à une véritable manifestation. Etant donné qu'en France a lieu en même temps un débat sur une nouvelle loi de l'armée, l'action portant sur une déclaration parallèle française se propage aussi jusque là-bas sous la direction d'Anatole France qui allait plus tard recevoir le prix Nobel.[20] L'on assiste donc ici à la tentative d'internationalisation de la résistance anti-militariste qui lutte également avec des moyens de la guérilla des médias pour une propagation et une organisation internationale de structures anti-nationales, avec guère de succès néanmoins, comme en témoigne l'histoire.
Tandis que les "activistes" de Hiller évoquaient sans cesse le Parti de l'esprit[21], de l'esprit allemand[22] ou des spirituels[23], Pfemfert fondait dès 1915 le "Antinationale Sozialisten Partei, Gruppe Deutschland" (ASP) (Parti Socialiste Antinational, Groupe Allemagne). Le parti anti-capitaliste, antinational et socialiste le plus petit poursuivit ses activités "de manière masquée" jusqu'à la fin de la guerre, le 16 novembre 1918 il devint public dans Die Aktion à travers un manifeste.[24] Il ne parvint cependant jamais à aller au-delà d'un satut de communauté d'intérêts de quelques artistes engagés, mais le renversement de situation dans le rapport habituel entre parti et revue semble être une constellation intéressante: au lieu que ce soit un parti qui crée son organe de publicité, c'est la revue qui fonde un parti au cours d'un processus d'organisation progressive. La collectivité et l'ampleur de la propagation autour de "Die Aktion" sont certes discutables, mais à la question de Benjamin concernant l'organisation, il faut, dans le cas de Pfemfert, vu le processus d'organisation d'intellectuels de gauche durant la deuxième moitié des années 1910, tout à fait répondre par la positive, et ce surtout en raison des tentatives décrites visant à travailler, dans l'entourage de Die Aktion mais aussi au-delà de la revue, sur un enchaînement organisationnel et une articulation.

Dans sa globalité, l'éventail de "l'activisme" allemand apparaît en tous cas comme une structure plutôt disparate, qui – dans ses grandes lignes – est alimentée par un activisme de droite de l'esprit, glissant parfois jusqu'aux limites de l'antisémitisme[25], du racisme[26], et du proto-fascisme[27], et par un activisme de gauche de Die Aktion, qui, partant de sa base en tant que revue littéraire, se radicalisait progressivement pour finalement devenir une plate-forme d'agitation pour des politiques de gauche radicale. Surtout durant la première moitié des années 1910, les acteurs changeaient assez fréquemment de positions entre les camps quelque peu vagues quant à leur délimitations, et il y avait bien sûr aussi plus à droite que Hiller des "activismes" de toute sorte. Si nous en revenons maintenant à l'essai de Benjamin, qui remonte à un projet de discours rédigé à Paris[28] en avril 1934, l'on trouve la réponse à la question de savoir pourquoi c'est justement Hiller qui se voit attirer cette attention tardive, peut-être aussi dans le contexte de ce discours.
Benjamin utilise le transparent de "l'activisme" principalement pour critiquer dans un contexte communiste des gauchistes reconnus utilisant néanmoins des stratégies qui ne sont qu'agitatrices de par leur contenu, c'est-à-dire pour critiquer avant tout les diverses formes du réalisme socialiste. Au sein de "l'Institut des Etudes du Fascisme" communiste à Paris, qui était contrôlée par le Comintern, il se serait retrouvé sur un terrain glissant avec un discours d'une telle orientation, il le savait bien. En effet, malgré des conceptions des plus diverses de la culture prolétaire, non seulement la politique culturelle de Staline mais aussi les différentes positions de Lénine, de Bogdanov et de Lunatscharski étaient toutes orientées vers la production et la présentation de contenus prolétaires, et en Allemagne aussi, il y eut dans les années 1920 et 1930 au sein de milieux communistes une ligne de renforcement du contenu révolutionnaire au détriment de la forme. Benjamin, qui visait surtout la technique et la fonction organisatrice de la pratique artistique, avait une position clairement minoritaire. L'attitude réactionnaire de Hiller aurait bien convenu, face à un public sceptique vis-à-vis de réflexions formelles, comme point d'approche négatif et substitut pour une attaque contre le réalisme socialiste. Même s'il représente tout autre chose que la position du réalisme socialiste misant sur le contenu, Hiller représente dans le discours de Benjamin la position de celui qui privilégie le contenu et qui a écrit des phrases comme celle-ci: "Mais en réalité toutes les œuvres d'art vraiment grandioses [...] ont été grandioses non pas à travers la perfection de ce qu'elles ont de spécifiquement artistique, mais [...] à travers la supériorité de leur quoi, de leur idée, de leur objectif, de leur ethos. [...] Si l'on enlève à un de ces éléments le contenu, l'idée, ce qu'il y a de moral afin de ne laisser que ce qu'elles ont de "formé” - il n'en reste plus qu'une ânerie!"[29] L'ancienne opposition stérile entre le contenu et la forme traverse l'écriture de Hiller, et malgré tout le côté pathétique de l'intervention "le quoi de la volonté " reste son critère suprême: "La forme en tant que telle finalement, est vide "[30], "l'essentiel reste ce qui est formé "[31]. Dans la position de "l'activiste" allemand se dessine ainsi certes un débat, qui était aussi courant dans la politique culturelle soviétique, mais il reste en même temps absolument inutilisable comme point d'attache pour des attitudes matérialistes en raison de son orientation idéaliste. Ainsi le discours qui entoure Hiller devient un transparent qui convient par son contenu également à Benjamin, pour faire ressortir les pratiques de Bert Brecht et de Sergeï Tretiakov sur ce fond en tant que contre-exemples positifs de l'organisation et du changement de l'appareil de production.
Afin d'insister encore pour quelques phrases sur ce transparent négatif et d'en venir en même temps à la question cruciale posée par Benjamin, concernant la position de "L'auteur comme producteur" ou, dans un sens plus large, la position d'intellectuels et d'artistes dans le processus de production: dans la distinction mise au point par Foucault entre les intellectuels  "universels" et "spécifiques "[32], la position de Hiller serait celle d'un représentant de l'universel. Le "spirituel" correspond ainsi à une vérité universelle, dont les porteurs, les spirituels, représentent une universalité, qui contrairement à l'universalité inconsciente du prolétariat, tente de revêtir la forme conscient et élaborée de celui-ci. Les spirituels en tant qu'intellectuels universels seraient ici les modèles visibles de loin, donnant l'exemple et luisant depuis les fins fonds de la forme sombre du prolétariat. Foucault décrit – ici aussi l'exemple de Hiller de "l'activisme" littéraire convient bien – l'intellectuel universel surtout au moyen de la figure de l'écrivain et le seuil de l'écriture comme signe distinctif sacralisant de l'intellectuel.
Cette figure, qui implique des orateurs prononçant la vérité de ceux qui la taisent, est condamnée à être dans la ligne de mire des contextes émancipatoires-égalitaires. Les contenus, dit Benjamin, la tendance politique, ont une fonction contre-révolutionnaire, tant que les instruments, les formes et les appareils de production, c'est-à-dire aussi le rapport des "spirituels" en tant qu'intellectuels universels avec le prolétariat restent inchangés. Cela ne devient pas seulement clair à travers l'exemple de "l'activisme", mais Benjamin décrit aussi à travers la Nouvelle Objectivité, comment même les photographies de la misère viennent à faire l'objet de plaisir, comment le traitement artistique d'une situation politique est en mesure  "d'en tirer toujours de nouveaux effets servant le divertissement du peuple", comment donc l'appareil bourgeois de production et de publication est en mesure d'assimiler voire même de propager des thèmes révolutionnaires à l'aide de la figure d'artistes/d'intellectuels à côté et au-dessus du prolétariat.[33]
Le travail d'écrivain dans la position des porteurs de la loi et de personnes luttant pour la justice, pour le prolétariat est une outrecuidance, le lieu des intellectuels universels quant à lui est un lieu impossible. Si la solidarité des intellectuels avec le prolétariat ne peut toujours qu'être une solidarité médiatisée, les intellectuels bourgeois devenus intellectuels en raison de privilèges sociaux et éducatifs doivent, selon Benjamin, devenir  "des traîtres de leur classe d'origine".[34] Cette trahison nécessaire réside dans la transformation des  intellectuels, qui ne font qu'alimenter l'appareil de production avec des contenus, aussi révolutionnaires soient-ils, en des ingénieurs qui modifient l'appareil de production, qui voient leur mission, selon la formulation de Benjamin, dans le fait "d'adapter cet appareil aux fins de la révolution prolétaire"[35].
Pour un renouvellement de cette exigence de Benjamin, de ne pas alimenter l'appareil de production, mais de le modifier, les deux aspects me semblent aussi significatifs l'un que l'autre: la première partie de cette exigence, de ne pas alimenter l'appareil de production, pourrait être actualisé à l'aide de la critique de la représentation de Deleuze, surtout d'une critique du cadre de représentation médiatique et de la fonction qu'intellectuels et artistes remplissent à l'intérieur de ce cadre. La deuxième partie de l'exigence, qui demande également de modifier l'appareil de production, se trouve sous une forme plus élargie dans l'exigence de Foucault envers les intellectuels spécifiques de constituer une nouvelle politique de la vérité. Tant chez Deleuze que chez Foucault également, les figures et les concepts de Benjamin trouvent un écho: chez Deleuze c'est le topos de la trahison avec laquelle l'intelligence quitte sa classe[36], chez Foucault c'est le "spécialiste" qui, à son tour, a été inspiré des outils notionnels des productivistes russes par Benjamin.
Contre l'assomption de Foucault quant à la disparition du grand écrivain, de l'intellectuel universel, des métamorphoses sans cesse nouvelles de ce type sont apparues dans les dernières décennies, toujours encore dans la pose des artistes et penseurs autonomes, mais de fait, selon une soumission hétéronome à des structures dans le cadre desquelles leurs figures remplissent des fonctions bien précises.[37] Contre ce pseudo-renouveau de l'intellectuel bourgeois classique, de l'intellectuel universel, que l'on questionne au sujet de tout et qui a quelque chose à dire sur tout, surtout à la surface des médias et des think tanks instrumentaux, il s'agit de ne pas alimenter ces structures médiatiques et politiques en tant qu'appareils de production avec des contenus à chaque fois nouveaux, mais de refuser l'alimentation, de disparaître de la machine du spectacle et de trahir le spectacle.
Cela implique aussi jusqu'à un certain degré une trahison de soi, dans la mesure où des intellectuels sont impliqués dans ce spectacle. Allant au-delà de la formulation marxiste classique de Benjamin, le mouvement de "trahison de la classe bourgeoise" pourrait donc être décrit de façon générale selon les mots de Deleuze/Parnet comme étant la position d'un "traître à son propre règne, (...) à son sexe, à sa classe, à sa majorité"[38]. La trahison de sa classe bourgeoise d'origine et l'adaptation de l'appareil de production à la révolution prolétaire signifierait aujourd'hui en premier lieu tomber hors du cadre de la représentation. Si l'on ne peut introduire dans le schéma des images et des énonciations possibles que des choses acceptables, et si ces choses acceptables sont d'emblée récupérées, la question d'une forme contemporaine de la trahison se pose. Contre le mécanisme des lumières de la scène des médias, qui assimile les contenus d'une manière encore beaucoup plus radicale aujourd'hui que le reportage de la Nouvelle Objectivité n'était en mesure de le faire, il faudrait qu'il s'agisse de disparaître de l'écran, de devenir inconnu, d'effacer les traces de la célébrité. La clef du changement ne réside pas dans la lutte des intellectuels pour une hégémonie dans les médias mainstream, mais dans un refus de cette lutte spectaculaire, un refus du rôle de commentateur et de fournisseurs de mots-vedettes dans le cadre de spectacles médiatiques. Rompre le lien avec ce cadre, au mieux, développer également par de telles interruptions une forme de perturbation, et ainsi jeter le bloc de bois du sabotage dans l'appareil de la communication, voilà ce qu'est l'adaptation par Deleuze de la demande de ne pas alimenter l'appareil de production: "Créer a toujours été autre chose que communiquer. L'important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle."[39]

Pré-Publication extraite de Gerald Raunig, Kunst und Revolution. Künstlerischer Aktivismus im langen 20. Jahrhundert, Vienne: Turia + Kant 2005



[1] Deleuze/Parnet, Dialogues, 56

[2] Dans un extrait d'un ancien texte de 1931 auquel Benjamin se réfère lui-même de manière cryptique comme citation "d'un critique lucide" dans "L'auteur comme producteur", la cible de ses attaques est "le mimétisme prolétaire de la bourgeoisie décadente", le lyrisme de Kästner, de Tucholsky et de Mehring. Cf. Benjamin, Gesammelte Werke, III, p.280 et suivante.

[3] Ursula Baumeister (Die Aktion 1911-1932, p.43) définit l'activisme comme programme esthétique et aile culturelle radicale de l'expressionnisme.

[4] Raoul Hausmann insultait les "activistes" par exemple en les qualifiant "agents auxiliaires de l'idiotie morale de l'Etat de droit" et proposait de "noyer ces nigauds causant des bulles muqueuses dans l'immondice de leurs œuvres de soixante volumes si horriblement sérieuses” (cit. d'après Scholz, Pinsel und Dolch, p.345).

[5] Benjamin, "Der Autor als Produzent", p.689

[6] Rothe, Der Aktivismus 1915‑1920, p.18

[7] Benjamin, "Der Autor als Produzent" , p.690

[8] Cf. par exemple le recueil de textes très révélateur Der Aktivismus 1915-1920, dont l'éditeur Wolfgang Rothe qualifie, en 1969, dans son introduction "l'activisme" contre le mouvement de 1968 comme "expression de l'esprit allemand qui mérite du respect" (21).

[9] Hiller, "Philosophie des Ziels", p.42

[10] Cf. Benjamin, Der Autor als Produzent", p.691

[11] Ibid.,  690

[12] Hiller, "Verwirklichung des Geistes im Staat", cit. d'après von Bockel, Kurt Hiller und die Gruppe Revolutionärer Pazifisten (1926-1933), p.25

[13] Hiller, "Philosophie des Ziels", p.53

[14] Benjamin connaissait par ailleurs parfaitement la revue Die Aktion – même si il ne la mentionne pas dans "L'auteur comme producteur" (peut-être en raison des nombreux écrits antidogmatiques et anti-léninistes ainsi qu'anti-stalinistes parus dans cette revue)–, il y avait en effet, lui aussi, publié des textes. De plus, l'éditeur de Die Aktion, Pfemfert, avait déjà été aussi l'éditeur de la revue "Anfang" (Début), cette revue du mouvement de jeunesse, à la rédaction de laquelle Benjamin avait participé au début du siècle.

[15] Cf. à propos de la vie et de l'oeuvre de Franz Pfemfert: Schulenburg, "Franz Pfemfert. Zur Erinnerung an einen revolutionären Intellektuellen"; Baumeister, Die Aktion 1911-1932; Piscator, "Die politische Bedeutung der Aktion".

[16] Cf. les deux  articles de Pfemfert au cours de la troisième  année d'édition de Die Aktion: "Die Wir des Doktor Hiller", Die Aktion 1913, p.637 et suivante, et "Der Karriere-Revolteur", Die Aktion 1913, pp. 1129-1136

[17] Dès la première édition, l'on pouvait lire dans une brève note sur l'objectif poursuivi par la revue: "Die Aktion veut promouvoir la pensée imposante de ‚l'organisation de l'intelligence' et redorer le blason du mot longtemps mal vu de ‚lutte culturelle' (dans un sens qui ne relève certainement pas que de la politique ecclésiastique)." (cit. d'après Schulenburg, "Franz Pfemfert. Zur Erinnerung an einen revolutionären Intellektuellen")

[18] Benjamin, "Der Autor als Produzent", p.690

[19] Baumeister, Die Aktion 1911-1932, pp.102 , décrit la stratégie de Pfemfert comme "création d'un contre-public s'opposant au projet de la Wehrmacht".

[20] Ibid., p.103

[21] Heinrich Mann, "Das junge Geschlecht", p.97

[22] Hiller, "Philosophie des Ziels", p.39

[23] Ibid., 43

[24] Cf. Schulenburg, "Franz Pfemfert. Zur Erinnerung an einen revolutionären Intellektuellen", p.43‑45

[25] Cf. par exemple Hiller, Philosophie des Ziels, p.52

[26] Cf. par exemple Rubiner, Die Änderung der Welt, p.66

[27] Hiller, Philosophie des Ziels, p.53

[28] Le discours n'a sans doute pas pu être prononcé pour des raisons non plus connues. Cf. les remarques de l'éditeur dans  Benjamin, Gesammelte Schriften, II 3, p.1460‑1462; Fuld, Walter Benjamin. Eine Biographie, p.235.

[29] Hiller, "Philosophie des Ziels", p. 33

[30] Ibid.

[31] Ibid., p.45

[32] Cf. Foucault, "La fonction politique de l'intellectuel"; Deleuze/Foucault, "Les intellectuels et le pouvoir"

[33] Benjamin, "Der Autor als Produzent", p.692

[34] Ibid., p.700

[35] Ibid., p.701

[36] Benjamin, "Zum gegenwärtigen gesellschaftlichen Standort des französischen Schriftstellers", p.226

[37] Cf. à ce propos par exemple  le concept de Bourdieu de l'intellectuel des médias ainsi que mes réflexions dans Raunig, Wien Feber Null, pp. 63-77

[38] Deleuze/Parnet, Dialogues, p.56

[39] Deleuze, Pourparlers, p.238; cf. aussi http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=495