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10 2007

Investigations sociologiques

Du témoignage photographique à la description dense dans l’œuvre de Pierre Bourdieu

Franz Schultheis

Traduit par Pierre Rusch

Les travaux photographiques de Pierre Bourdieu : corps étranger ou clé de l’œuvre ?

Le 23 janvier 2003, une exposition à l’Institut du Monde Arabe de Paris montrait pour la première fois environ 150 photos que Pierre Bourdieu avait prises presque un demi-siècle plus tôt en Algérie. Un an après la mort du sociologue, une facette presque totalement inconnue de son travail était ainsi dévoilée à un public généralement surpris, mais apparemment séduit par cette découverte. Les visiteurs étaient le plus souvent familiers de l’œuvre de Bourdieu, avaient tenu entre leurs mains l’un ou l’autre de ses livres, l’avaient feuilleté ou l’avaient lu. On avait certes vu les couvertures de ces ouvrages, mais on n’en avait guère pris connaissance, sans quoi la surprise n’eût pas été aussi grande. Des photos tirées de ce fonds figurent en effet sur plusieurs des éditions originales de ses livres, publiées dans la propre collection de l’auteur : une fille maniant les branchages qui serviront à couvrir une maison nouvellement construite (Le déracinement, Paris, 1964), deux hommes en turban assis sur le marchepied d’une vieille voiture (Algérie 60, Paris, 1977), un ouvrier agricole sur une aire de battage (Le sens pratique, Paris, 1980), un groupe de paysans observant un bal de village (Le bal des célibataires, Paris, 2002). Comment expliquer une si longue méconnaissance de cette sociologie visuelle que l’on découvrait maintenant avec surprise et enthousiasme ? Il est toujours périlleux de vouloir rendre compte d’évidences négatives, et l’auteur de ces lignes se montrera d’autant plus prudent en la matière, qu’il n’a lui-même pas été exempt de cette « tache aveugle » dans sa fréquentation de l’œuvre de Bourdieu. Mais on trouvera peut-être quelques pistes, si l’on essaye de replacer cette problématique dans un contexte plus large et de s’interroger sur le statut de ces photos — aux yeux de leur auteur, mais aussi pour la réception de son œuvre : quelle valeur faut-il leur accorder, dans quelle mesure relèvent-elles d’une activité « profession­nelle » ? Il faudra aussi, là-dessus, laisser la parole à Bourdieu lui-même.

 
Pierre Bourdieu parle de son travail photographique en Algérie

Le point de départ de ma confrontation avec les photographies de Pierre Bourdieu fut un entretien que j’eus avec lui au Collège de France au mois de juin 2001[1]. Il commença par me raconter comment il s’était procuré le meilleur appareil alors disponible sur le marché : il s’était rendu spécialement en Allemagne pour l’acquérir, il y avait laissé sa première paye de professeur de lycée. Il détaillait ensuite les avantages de son Zeiss-Ikoflex pour le travail en Algérie, évoquait en professionnel le problème spécifique de la lumière dans ce pays, parlait des amis photographes auxquels il était allé demander des conseils. Il expliquait également comment la photographie lui avait ouvert certaines portes sur le terrain.

F.S. « D’une certaine façon, vous étiez déjà mordu de la photo en partant, vous aimiez faire ça et aviez-vous le projet pendant votre séjour de vous servir systématiquement de la photo ? Est-ce que c’était un  projet ? »

P. B. : « Je sais que j’y ai accordé beaucoup d’importance, j’avais acheté des cahiers de dessin dans lesquels je collais des clichés et j’avais par ailleurs des boîtes à chaussures dans lesquelles je classais les pellicules : j’avais acheté des petites enveloppes en celluloïd où je mettais les photos, je mettais un numéro sur l’enveloppe et les numéros correspondaient au cahier sur lequel il y avait les clichés. J’y tenais beaucoup. J’avais un problème : est-ce que je garde toutes les pellicules ? J’ai eu tendance à garder beaucoup parce qu’il y avait toujours deux fonctions : il y avait la fonction documentaire, il y a des cas où je faisais des photographies pour pouvoir me souvenir, pour pouvoir faire des descriptions après, [etc.] ou bien des objets que je ne pouvais pas emporter et que je photographiais ; dans d’autres cas, cétait une façon de regarder. [...]

En tout cas pour ma part, c’était une façon d’intensifier mon regard, je regardais beaucoup mieux et puis, souvent, c’était une entrée en matières. J’ai accompagné des photographes dans leurs reportages photographiques et je voyais qu’ils ne s’adressaient pas du tout aux gens qu’ils photographiaient, ils ne savaient pratiquement rien sur eux. Il y avait donc plusieurs types de photographies : c’est une lampe de mariage que je photographiais pour pouvoir analyser après comment c’est fait, ou un moulin à grains, etc. Deuxièmement, je photographiais des choses qui me paraissaient belles [...]. »

Bourdieu nous renseigne ici sur la signification qu’avait pour lui l’activité photographique. Après avoir souligné avec quel soin professionnel il traitait son matériel, il évoque les différents usages de la photo. Bourdieu parlait de ces images sans les avoir devant lui, ce qui suggère qu’il les avait tenues entre les mains et regardées dans un passé récent, qu’il avait même parcouru l’ensemble du fonds, car il cite des clichés appartenant à des contextes très différents. La large palette des fonctions qu’il attribue à la photographie pourrait être résumée et systématisée de la manière suivante :

a)     relever des empreintes : fixer et conserver sur le celluloïd des événements observés, prêts à s’effacer (témoignage).

b)     Stocker et conserver des observations pour un usage ultérieur (ethnologie matérielle)

c)     Opérer chez le chercheur une conversion du regard, l’obliger à voir (objectivation)

d)     Fournir des thèmes (générer des questions — construire des objets)

e)     Manifester et satisfaire des besoins esthétiques (en un mot : photographier !)

Comme on voit, le rapport de Bourdieu à la photographie est certes parfaitement réfléchi et réflexif, mais ne se trouve guère formulé selon les « règles de cet art » et ses discours savants. Cette vision non-orthodoxe et spontanée étonne d’autant plus que Bourdieu, grâce à son étude aujourd’hui classique sur les usages de la photographie, disposait d’une large palette de concepts « savants » et de perspectives théoriques pour verbaliser sa pratique avec l’éloquence « d’état » qui seyait à sa condition d’intellectuel.

F.S. « A partir de quel moment avez-vous commencé à faire systématiquement des photos, après votre service militaire ? »

P.B. « Oui, c’est ça, c’était dans les années 60 : j’ai eu l’idée de faire des photos de situations qui me touchaient beaucoup parce qu’elles mélangeaient des réalités dissonantes. »

Le goût du paradoxe, de la contradiction, du décalage et des ruptures historiques n’était donc pas étranger au choix de ses sujets. On pourrait interpréter ce trait comme une disposition esthétique, que l’on retrouve chez de « vrais » photographes, des photographes reconnus. Mais en l’occurrence il nous renvoie surtout au concept de « laboratoire sociologique », que Bourdieu utilisait pour décrire la situation socio-historique de l’Algérie. Le pays était le lieu d’une rencontre conflictuelle entre la tradition et une modernisation galopante, dictée par l’extérieur : il s’agissait pour lui de capter ces tensions, telles qu’elle se traduisaient sur le plan de l’habitus et de l’hexis des personnes observées.

F.S. « La question qui se pose quand on regarde ces photos, est la suivante : on voit que ce ne sont pas des photos touristiques, mais des photos qui sont dirigées ou montées. Il y a un ciblage, vous disiez que vous preniez une photo pour objectiver, pour créer une distance ou pour vous mettre hors du temps pendant un petit moment. Donc c’est tout à fait logique de penser qu’il y a un rapport intrinsèque entre la façon d’objectiver à travers le regard photographique et l’approche ethnologique que vous étiez en train de construire et les deux yeux, l’œil de l’ethnologue, de l’anthropologue, et l’œil du photographe doivent avoir une affinité élective. »

P.B. « Oui, vous avez sans doute raison. Il y avait dans les deux cas cet espèce de rapport à la fois objectivant et affectueux, à la fois distant et proche, quelque chose comme ce que l’on entend par l’humour. Il y a toute une série de photos que j’ai faites dans la région de Collo, dans une situation assez dramatique où j’étais sous contrôle de gens qui avaient droit de vie ou de mort sur moi et sur ceux qui étaient avec moi, toute une série de photos où les gens sont sous un grand olivier, en train de discuter et de boire du café. Faire des photographies, c’était une façon de leur dire “ je m’intéresse à vous, je suis avec vous, j’écoute vos histoires, je vais témoigner de ce que vous vivez ". »

Bourdieu, ici, signale très directement ce qui fait la qualité particulière de la documentation photographique : d’une part, elle permet de prendre, elle oblige même à prendre de la distance par rapport à l’interlocuteur, d’autre part, elle est un moyen d’instaurer un rapport de sympathie et de participation. À cet égard, la photographie constitue un contrepoids efficace aux comptes rendus et aux témoignages d’une froideur toute scientifique qui, avec leurs formulations au scalpel, pourraient faire croire que Bourdieu reste émotion­nellement détaché de ses objets — un soupçon que ces photos dénoncent comme hâtif et super­ficiel. Mais écoutons encore Bourdieu :

« Il y a par exemple toute une série de photos, elles n’ont rien d’esthétique, que j’ai prises dans un lieu qui s’appelle Aïn Aghbel, et aussi dans un autre qui s’appelait Kerkera : les militaires avaient rassemblé des gens qui vivaient jusque-là en habitat dispersé dans les montagnes dans des alignements de maisons sur le mode d’un castrum romain, et moi j’étais parti tout seul à pied dans la montagne, contre l’avis de mes amis, vers les villages détruits et j’avais trouvé là des maisons dont on avait enlevé le toit pour obliger les gens à partir. Elles n’avaient pas été brûlées, mais elles n’étaient plus habitables [...] Et donc j’étais très heureux de pouvoir les photographier malgré la désolation de la situation et c’est très contradictoire. Donc j’ai pu faire des photos de ces maisons et de ces meubles immobiles grâce au fait qu’il n’y avait pas de toit. [...] C’est assez typique de mon expérience qui était quelque chose d’assez extraordinaire : j’étais à la fois très bouleversé, très sensible à la souffrance de tous ces gens, et en même temps il y avait aussi une distance de l’observateur, qui se manifestait dans le fait de prendre des photos. J’ai pensé à tout ça en lisant Germaine Tillion, ethnologue qui a travaillé sur les Aurès, une autre région d’Algérie, et qui raconte, dans son livre qui s’appelle Ravensbrück, que, dans le camp, elle voyait les gens qui mourraient et qu’elle mettait une encoche chaque fois qu’il y avait un mort. Elle faisait son travail d’ethnologue professionnelle et elle dit que ça l’aidait à tenir. Et je pensais à ça, je me disais que j’étais un drôle de mec. »

Nous trouvons ici d’une part le lien paradoxal, déjà évoqué par Bourdieu dans Le Sens pratique — et sur lequel nous ne nous étendrons pas davantage — entre le colonialisme, la destruction et l’opportunité de mener une recherche scientifique sur le terrain ; d’autre part, l’association, centrale pour notre propos, entre la visualisation photographique et la visualisation discursive. Il s’agit en l’occurrence des objets d’ameublement d’une maison kabyle et de leurs fonctions, si minutieusement décrits par Bourdieu dans ses premiers écrits d’Algérie. Et les lecteurs qui ont d’abord visualisé ce monde objectif inconnu à travers les explications détaillées du chercheur, avant de le « redécouvrir » — souvent plusieurs décennies plus tard — fixé sur le celluloid, ne peuvent certainement se défendre d’un sentiment de « déjà-vu ». On peut légitimement supposer que Bourdieu, une fois rentré chez lui, s’appuyait sur ses témoignages photographiques pour rédiger ses descriptions si précises, si serrées, du cadre de vie des Kabyles (ainsi que pour d’autres travaux), et développer pas à pas son anthropologie matérielle. Quittant progressivement sa peau d’intellectuel et de philosophe parisien pour se muer en ethno-sociologue de terrain, il expérimenta en autodidacte une large palette de méthodes et d’instruments scientifiques, notamment ceux de la sociologie et de l’anthropologie visuelles, sous les espèces de la photographie. C’est pourquoi il est nécessaire de situer et d’interpréter d’abord la pratique photographique de Bourdieu dans le contexte de cette recherche de terrain, et de lui donner le même statut heuristique qu’à l’interview qualitative ou à l’établissement de généalogies.

 
La recherche tous azimuts : « Tout faisait mon affaire ! »

Pour mémoire : à la fin de son service militaire, Bourdieu, assistant fraîchement nommé à l’université d’Alger, se jette à corps perdu dans la recherche. Il voyage beaucoup, observe avec curiosité les scènes quotidiennes les plus banales, parcourt le pays avec les chercheurs de l’INSEE, établit son premier questionnaire personnel sur les modes de vie et de consommation des différents groupes au sein de la population, participe à une enquête sur le thème « Travail et travailleurs en Algérie », interroge lui-même des dizaines de personnes, prend des centaines de photos — tantôt voyageant avec des journalistes, tantôt seul ou en compagnie de son ami Sayad. Il s’intéresse aux objets classiques de l’ethnologie : les almanachs, le tissage, la poterie, les proverbes et les adages, les poèmes et les rites de passage. En même temps, il essaye d’explorer d’autres domaines pratiques, jusque-là regrettablement délaissés par la recherche. Parmi ces sujets, tels que Bourdieu les énumère dans Le Sens pratique, il faut compter la structure et l’orientation du temps (division de l’année, de la journée, de la vie humaine), la structure et l’aménagement de l’espace — notamment de l’espace intérieur des habitations —, les mouvements et les parties du corps, les jeux d’enfants et les rituels de la première enfance, les valeurs (nif et h’urma) et la division sexuelle du travail, les couleurs et l’interprétation traditionnelle des rêves, etc. Ces domaines partiels, il ne s’agit pas de les juxtaposer simplement les uns aux autres : il faut les soumettre dans leurs structures fondamentales et leurs dimensions constitutives à une réduction systématique, au moyen de présentations synoptiques qui en font ressortir les homologies et les contradictions. Celles-ci sont alors rapportées les unes aux autres et traitées par une analyse transversale. On peut ainsi faire apparaître des schémas communs, par exemple dans l’ordonnance symbolique des rites ruraux, des âges de la vie ou des travaux féminins. Le propos développe des interrogations et des intérêts qui semblent s’alimenter au seul désir de comprendre : pourquoi les rapports sociaux sont-il comme ils sont, pourquoi les hommes vivent-ils comme ils vivent, pensent-ils comme ils pensent, agissent-ils ainsi et pas autrement ? Chez le jeune Bourdieu, cette question du « pourquoi ainsi et pas autrement ? » du monde social se fixe sur les détails les plus divers, qui peuvent de prime abord sembler hors de propos, mais qui annoncent peut-être déjà la future devise du sociologue, inspirée de Flaubert : « L’art consiste à bien peindre le banal ». Il s’attache à donner une description aussi serrée que possible d’une culture étrangère, par le biais d’observations de détail qui petit à petit dévoilent leur interdépendance et leur cohésion.

On sait que ses travaux se signalent, entre autres qualités éminentes, par l’innovation et la rigueur méthodologique, la combinaison non convention­nelle des stratégies de recherche les plus variées, ainsi que l’analyse pénétrante des matériaux empiriques réunis. Il paraît donc décisif pour la compréhension de son œuvre de se demander à quel point Bourdieu, dans cette phase d’initiation autodidacte, s’était déjà imprégné des méthodes et des techniques de la recherche de terrain, et s’était forgé sur le tas un véritable savoir-faire pratique[2]. En le fréquentant, on sentait qu’il avait très tôt acquis et assimilé une certaine expérience de la recherche sociale, un certain nombre d’automatismes qui avaient fini par dessiner un habitus général, dans lequel la réflexion méthodologique était devenu un réflexe, une attitude fondamentale qui s’était installée dès ses premiers pas dans la recherche. Cette disposition, renforcée à chaque nouvelle étape, s’était cristal­­lisée au cours d’un processus d’apprentissage récurrent, pour prendre les contours que nous lui connaissons aujourd’hui.

Outre les objets et les contextes déjà évoqués, Bourdieu aborda durant sa période algérienne une multitude de domaines, qu’il traita à l’aide des méthodes les plus différentes, comme l’observation participante, l’interview qualitative ou l’établissement de généalogies, de croquis, de cartes. Quelle place l’instrument photographique tenait au sein de cet orchestre d’approches et de méthodes variées, c’est ce que nous voudrions maintenant éclaircir sur deux thématiques choisies :

 
La description dense

Grâce aux témoignages photographiques de ses enquêtes en Algérie, exhumés peu de temps avant sa mort, on se rend compte combien le jeune Bourdieu a pratiqué l’observation ethnologique, conservant par le mot et par l’image une multitude de scénarios sociaux[3]. Il perfectionnera la technique de la description dense ou « totale » — pour reprendre le terme qu’il utilise dans l’introduction de son recueil d’études sur le Béarn — à l’occasion d’un bref retour dans son pays natal : observant un bal de village, il décrit et photographie cette situation-clé où se révèle toute la misère du célibat forcé des paysans de sa région. Les deux approches se complètent à tel point que la description serrée apparaît comme une lecture des images jointes au texte, et que celles-ci de leur côté semblent offrir une illustration ciblée de la scène décrite. Bourdieu cultivera toute sa vie ce regard photographique dirigé sur les situations, les gens et les objets quotidiens ; il systématisera même le procédé en photographiant ses interlocuteurs et leur cadre de vie pour La Misère du monde.

 
La logique des choses

Le regard photographique de Bourdieu, tel que le révèlent les centaines de clichés pris à cette époque, se manifestait déjà indirectement dans les premiers écrits du sociologue. On y trouve en effet minutieusement décrits une foule d’objets domestiques du paysan algérien : meubles, poutres, ornements, etc., ainsi qu’un certain nombre d’instruments qui renvoient directement ou indirectement à des logiques d’action quotidiennes, concernant par exemple l’approvisionnement et la constitution de stocks. Le sociologue décrit longuement de grands récipients d’argile destinés à conserver les céréales, et pourvus d’une ouverture à une hauteur donnée du sol. Bourdieu explique que le paysan algérien n’était nullement dépourvu du sens de la planification et de prévoyance économique, et qu’avec des dispositifs aussi simples que cet œilleton (quand on apercevait l’intérieur du récipient, cela signifiait que les provisions étaient en train de s’épuiser et qu’il fallait prendre des mesures), il faisait preuve d’une forme très efficace de rationalité économique — même si cette qualité lui était souvent contestée par l’ethnocentrisme des observateurs occidentaux[4]. Bourdieu se faisait expliquer par ses informateurs ou directement par les personnes concernées les fonctions de ces objets, cherchant à déchiffrer précisément le sens pratique qui s’y était déposé. Le fait que beaucoup de ses photographies visaient également cette sorte de pratique sociale objectivée montre que ses premiers pas d’ethnologue le conduisaient déjà vers une sociologie des objets quotidiens ; on retrouve cet intérêt dans le choix d’illustrations photographiques par lesquelles il tentera dans La Distinction de cerner les univers et les esthétiques spécifiques aux différentes classes sociales.

 
Habitat et habitus

Le même constat s’applique aux descriptions détaillées des systèmes de signes sociaux qui matérialisent l’ordre symbolique : l’article de Bourdieu sur la maison kabyle en fournissait de multiples exemples, que l’œuvre photographique, par la suite, devait nous mettre directement sous les yeux. Le jeune Bourdieu esquissait ici une analyse du monde vécu qui n’allait pas tarder à devenir un classique de la recherche structuraliste, dans laquelle l’architecture fonctionnait comme un indice de relations sociales (pour reprendre la terminologie d’Elias), mais était aussi interprétée comme la trace matérielle de représentations cosmologiques.

En janvier 1960 paraît un manuscrit polycopié de 27 pages intitulé « La maison kabyle ou le monde renversé[5] ». Dix ans plus tard, cet article sera repris dans un recueil en hommage à Claude Lévi-Strauss, et se verra bientôt hissé au rang d’un classique de la recherche structuraliste. Deux ans plus tard, on trouve ce texte dans une version légèrement modifiée formant un chapitre d’Esquisse d’une théorie de la pratique, puis il réapparaît une dernière fois en 1980, en appendice au Sens pratique. Par ailleurs, ce thème restera constamment présent aussi dans le contexte des analyses bourdieu­siennes sur l’ordre des sexes. D’où vient et comment s’explique ce besoin qui pendant vingt ans — et, sous une forme indirecte, plus longtemps encore : songeons à La domination masculine (1996) — a poussé Bourdieu à tourner autour de cet objet particulier de la recherche et de la réflexion sociolo­giques ? Quand, dans un entretien déjà cité, il dit s’être constitué en Algérie un « capital de problèmes », qui allait l’alimenter pendant tout le reste de sa vie et de son œuvre, on peut identifier un caractère central de sa pensée dans une sorte de forme cyclique, dans un mouvement de retour en spirale, qui, pendant des décennies, l’a constamment ramené vers les questions sociologiques découvertes à l’aube de sa carrière : ses archives photographiques jouèrent à cet égard un rôle essentiel.

On ne s’étonne pas, dès lors, de voir Bourdieu franchir une étape supplémentaire, et donner à ces représentants visuels d’une expérience spécifique de la réalité sociale un statut emblématique et une fonction symbolique sans équivoque, en les plaçant sur les couvertures de ses livres au même rang que le titre, auquel le lient des affinités électives.

 
Merci à Patricia Holder et à Constantin Wagner pour leur soutien.

 

Bibliographie

Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, 1958.

Pierre Bourdieu, Travail et travailleurs en Algérie, Paris–La Haye, Mouton, 1963 (avec Alain Darbel, Jean Paul Rivet, Claude Seibel).

Pierre Bourdieu, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Éd. de Minuit, 1964 (avec Abdelmalek Sayad).

Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972.

Pierre Bourdieu, Algérie1960, Éd. de Minuit, Paris, 1977.

Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, 1980.

Pierre Bourdieu, La domination masculine, Liber, 1998.

Pierre Bourdieu, Images d’Algérie. Une affinité élective, Actes Sud / Sindbad / Camera Austria, 2003.


[1] Reproduit dans P. Bourdieu, Images d’Algérie. Une affinité élective, Actes Sud/Sindbad/Camera Austria, 2003.

[2] Important aussi pour autant que Bourdieu souvent n’explicite pas ou se borne à suggérer la méthodologie mise en œuvre dans ses travaux ; c’est particulièrement vrai dans La Misère du monde

[3] Parmi les scènes décisives que sa mémoire avait conservées ou confiées au celluloïd pour leur profond pouvoir de révélateur social, il faut ranger cette rencontre avec un groupe d’hommes assis sous un grand olivier, à l’heure la plus chaude de l’après-midi. Le nombre de clichés pris — tant des photos d’ensemble, que des vues rapprochées sur des personnes ou des objets particuliers — montre quelle importance personnelle cette scène revêtait aux yeux de Bourdieu. Quand on entend le sociologue, dans les interviews accordées quarante ans plus tard, décrire en détail ce moment et raconter, visiblement ému, comment ces hommes parlaient de leurs biens perdus — terres et bétail —, tout en jouant d’une manière presque enfantine avec des noyaux d’olives, quand on lit dans Le Déracinement, écrit avec Sayad, le récit des souffrances endurées par les paysans chassés de leurs fermes par le pouvoir colonial, le récit de la dépaysannisation, on découvre un autre aspect de la pratique bourdieusienne du terrain : la description serrée de tels scénarios cruciaux.

[4] Par le détour de son intérêt pour de tels indicateurs de la conscience sociale du temps, Bourdieu devait ensuite revenir sur le terrain abandonné d’une phénoménologie du temps, mais sous une tout autre forme : remise sur ses pieds et intégrée dans une théorie de la pratique, dont le jeune philosophe parisien n’aurait jamais conçu le projet (cf. P. Bourdieu, Algérie 1960, Paris, Éd. de Minuit, 1977).

[5] Pierre Bourdieu, « La maison kabyle ou le monde renversé », dans Deux Essais sur la société kabyle, Université de Lausanne, 1960.